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Le civisme contre la mécanique de la désinformation

Dans un texte interrogeant la responsabilité des IA génératives dans la désinformation [1], le chercheur Thierry Poibeau [2], invitait à élargir le champ de vision pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la désinformation. La production de fausses informations – fusse de manière industrielle par des outils d’IA – resterait sans effet à moins d’avoir des canaux de diffusions assurant leur propagation. « C’est la capacité de diffuser l’information qui joue un rôle majeur ». Il faut donc distinguer trois acteurs dans l’industrie de la désinformation :
a) l’émetteur comme créateur du faux,
b) le diffuseur qui le propage,
c) le récepteur qui l’assimile à ses dépens. Ce dernier peut à son tour s’en faire le relais et prendre part à la structure de diffusion.

a) La capacité de nuire par le faux est aussi ancienne que l’éveil de la conscience qui découvre la vérité. L’humanité est prise dans une quête vitale et permanente de vérité. Car la vérité est semblable à l’air que nous respirons nécessaire pour vivre. Comme l’air vicié, le faux asphyxie. Personne ne pourrait vivre longtemps dans un univers où il serait impossible de distinguer le vrai.
b) La question des fausses informations est donc autant à considérer du point de vue des auteurs que des diffuseurs. C’est à ce titre que les plateformes numériques et les chaines de télévision sont scrutées de près par les autorités de régulation. Ce sont elles qui colportent même inconsciemment la plupart des fausses informations.
c) Vient ensuite le récepteur. C’est là que Thierry Poibeau considère à juste titre l’importance du tissu social auquel appartient une personne. Car le meilleur remède à la désinformation ne procède pas seulement d’une régulation technique ou juridique, mais elle est avant tout « humaine et sociale ». A l’origine de la désinformation se trouve une volonté de nuire, elle-même le fruit d’une opposition dans l’esprit de l’émetteur. Quelque chose est déjà fracturé en lui qu’il veut propager. Faire naître chez les autres l’opposition qu’il porte en lui. Il ne peut y parvenir que si le tissu social est suffisamment fragile pour que sa fausse information emporte un indice de probabilité de véracité. Alors elle n’est pas immédiatement disqualifiée.
L’auteur de fausses informations doit alors jouer des doutes, des incertitudes qui sont déjà présentes dans la société. Il doit jouer de la crédulité d’une opinion qui ne sait pas à qui se fier. Sa stratégie de propagation de fausses nouvelles veut « polluer le débat public en semant la confusion et en brouillant les pistes de la vérité. » Il cherche à « nourrir un climat général de méfiance envers toute forme d’autorité et d’information officielle ». La méfiance est donc le terreau de la désinformation. Elle se prolonge en défiance, en soupçon et refuse d’accorder de la crédibilité à des versions officielles. L’agent de désinformation doit profiter d’une désunion déjà là pour l’attiser comme on souffle sur des braises. Cette défiance l’égard des dirigeants, des médias en général, offre à la fausse information un terrain propice à sa propagation. Si, au contraire, la confiance soude les membres du corps social, s’ils partagent un sens aiguë de leur solidarité et de leur commune appartenance à un corps social à protéger, alors la fausse information sera dénoncée. Le souci de l’autre, ce qui germe dans sa conscience est essentiel. Personne ne peut se satisfaire de laisser des individus s’enfermer dans des théories finalement complotistes. La capacité de vouloir le bien supérieur de l’unité de la société doit prévaloir sur la prétention de détenir seul la vérité, contre les autres. Les régimes autoritaires savent bien eux l’importance de cette unité, car ils imposent et forcent cette unité du corps social par la suppression d’une information libre. Seule l’information officielle est autorisée. Les régimes autoritaires brident la liberté d’expression et musèlent les consciences, là où les démocraties ne doivent compter que sur le travail en conscience de chaque citoyen, dument informé et éclairé. Une démocratie ne tient que si chacun prend sa part de responsabilité dans l’unité du corps social. Une société n’est forte qu’à raison de son unité, et son unité vient de la confiance et de la responsabilité de ses membres. En matière de lutte contre la désinformation en démocratie, tous les membres de la société sont autant des maillons de la solution. C’est ainsi que l’on « protège l’intégrité des processus démocratiques ». Nul ne peut se dédouaner d’une responsabilité personnelle si l’on veut que vive la démocratie. Cette responsabilité citoyenne se heurte aujourd’hui aux effets redoutables de l’individualisme qui ne place plus le bien commun au-dessus des intérêts individuels.
L’efficacité de la désinformation est souvent corrélée à la faible performance de la parole politique. La désaffection de l’opinion pour ses gouvernants entraine nécessairement une hausse de la désinformation. Au contraire, un leadership reconnu par l’opinion immunise contre les rumeurs et la propagation des doutes. Une confiance forte entraine l’adhésion qui ne laisse plus de prise à la rumeur. Or, depuis des décennies, les opinions publiques européennes et en France en particulier sont très divisées. Ces divisions font le jeu de récits alternatifs. La faiblesse du politique a une réelle responsabilité dans la désinformation.
Il appartient au politique de convaincre, de susciter la confiance de l’opinion. Il appartient aux médias en général de chercher par-dessus tout le vrai et de résister à la tentation de jouer l’extravagance, les clashs, car ils sont facteurs de graves divisions à long terme. Il appartient aux médias d’acquérir une éthique qui refuse le flou et les conditionnels qui nourrissent le doute.
La confiance s’obtient dans la recherche du vrai et par l’intégrité d’une expression qui cherche le bien. Si l’on n’est pas d’abord convaincu de l’importance de la confiance mutuelle, de la vérité comme des murs porteurs d’une société, il sera très difficile de ne pas trouver dans les citoyens inquiets eux-mêmes des relais de la désinformation.
D’un point de vue pratique, il est probable que la diffusion d’informations en directe soit le plus puissant levier contre la désinformation, offrant un indéniable gage de confiance. En effet, la crédibilité repose sur une parole en directe, et non plus sur une parole rapportée. A l’heure des contenus créés spécifiquement pour être diffusés sur Instagram, Youtube ou Twitch et plébiscités notamment par les jeunes générations, à l’heure où il est possible de produire des séquences vidéo de discours trompeurs (deepfake), il faudra trouver dans la parole en directe un indice de confiance sans comparaison. Les rediffusions en service de rattrapage ou à la demande peuvent toutes être trafiquées et toute information vue sans lien avec un contexte réel, devient sujet de doute. Il est déjà impossible de se fier à ce que l’on voit, à moins de le voir en direct.
La désinformation n’est donc pas d’abord à craindre des nouveaux outils numériques, tels que les IA génératives, mais elle est craindre de la part de ceux qui laissent prendre en eux des opinions douteuses et des suspicions. La conscience d’un corps à défendre contre une agression extérieure est la clé de la lutte contre les fausses informations. Pour défendre ce corps, il faut commencer par l’aimer, et pour l’aimer comprendre ce qu’on lui doit. Hélas, craignons-le, l’ingratitude des peuples à l’égard de leur héritage, est la plus vile cause du détournement des consciences par les fausses informations. Il n’y a donc pas d’alternative pour qui veut protéger l’espace social de la diffusion du poison de la désinformation, il faut œuvrer sans tarder à la restauration du civisme.

Notes :

[2DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL, membre de l’Institut 3IA Prairie (Paris AI Research Institute) e


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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