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Échapper au langage de l’IA : une cause mondiale

Tel un génie sorti de sa lampe, l’intelligence artificielle n’en finit pas de subjuguer les esprits, d’habiter les discours et nourrir les inquiétudes. L’être humain étant un « être en devenir », il ne perd jamais de vue la profonde question existentielle (et politique) : « qui suis-je ? qu’allons-nous devenir ? » Son existence prend toute sa consistance par l’usage du « logos » qui produit du sens et fonde sa dignité humaine. Tout être humain demeure jusqu’à sa mort dans une conception de lui-même par le « verbe ». Immergés dans de nombreux discours contradictoires sur l’IA, il est difficile de savoir si ce génie, face à nous, est bon ou mauvais. Essayons de remonter le fil de son apparition pour discerner ses effets.

L’intelligence artificielle n’existe jamais « en soi » : elle n’est pas tombée du ciel. Elle dépend d’un environnement socio‑technique massif. Elle est bien ce visage d’une mondialisation technique assise sur les ressources de notre environnement. Chaque requête mobilise ainsi cette vaste infrastructure planétaire, loin du geste local d’un outil classique. À cette matérialité s’ajoutent des investissements financiers colossaux, l’organisation de chaînes de valeur globalisées, la peine de millions de travailleurs chargés d’annoter les données ou de modérer les contenus, ainsi que le recours massif à des corpus culturels normalement protégés par le droit d’auteur. L’IA est donc bien le lifting du visage de l’ensemble socio‑technique mondial déjà constitué par le numérique et Internet. L’IA prolonge une trajectoire.

Cet ancrage dans un système global implique que l’IA emporte des effets qui dépassent de très loin les usages individuels. Le génie sorti de sa lampe ne s’intéresse pas seulement aux vœux d’une seule personne, mais se propose pour accomplir le bon vouloir de toutes. C’est en ce sens que les 15 et 16 novembre 2025, les Semaines Sociales de France ont fait de la révolution de l’IA, le thème de leur rencontre annuelle. Les riches débats ont donné lieu à la publication d’un « Manifeste pour une lA éthique et démocratique » [1]. Dix propositions pour reprendre la main sur l’IA afin qu’elle serve la dignité humaine : « Il est de notre devoir de citoyens d’identifier les risques, les dérives possibles, que ce soit à l’échelle de l’individu, de l’économie, de la société, de la nation, de la planète. Une dépendance excessive à l’IA peut affaiblir la créativité et l’esprit critique. L’IA facilite à grande échelle la manipulation de l’information jusqu’à une désinformation et la contestation de la vérité, exerçant un préjudice sur la vie démocratique. La composition des bases de données qui nourrissent l’apprentissage des systèmes d’IA n’est pas neutre et induit des biais cognitifs, ainsi qu’un risque d’intrusion dans la vie privée, de perte de liberté et d’altération des relations sociales. Nous ne pouvons négliger un risque de décrochage générationnel, mais aussi social, inhérent à l’accès aux usages de l’IA, et le besoin de protéger les personnes les plus vulnérables. »

Ces dynamiques technologiques transforment la vie individuelle et sociale. Elles peuvent nourrir de nouvelles formes de dépendance psychologique, notamment lorsque des IA sont déployées comme compagnons conversationnels et s’insèrent dans l’intimité affective des personnes. Le génie sorti de sa lampe vient adapter la société à la technologie plutôt que l’inverse. Il vient frapper à la porte de notre psychisme. L’IA est donc le visage souriant mais inédit d’un maillage mondial qui mobilise des ressources matérielles, économiques et humaines considérables, et qui, en retour, restructure les institutions, les normes, les pratiques collectives et transforme la vie sociale pour tous, utilisateurs ou non.

Dès 1943, le philosophe Martin Buber (1878-1965) dans « le problème de l’homme », s’inquiétait des deux phénomènes marquant la modernité. D’une part « la dissolution progressive des vieilles formes organiques de coexistence directe entre humains (…) car c’est le milieu relationnel humain, qui le préserve du sentiment de l’abandon total, faisant apparaître la solitude ! La solitude n’est qu’étourdie et réprimée par toute une agitation (faite de formes d’activisme numérique…) mais elles n’ont pas pu rétablir la sécurité détruite. Dès lors l’homme est confronté avec le fond de son existence, il apprend la profondeur de la problématique humaine. » Il ajoutait : « L’état de liaison entre la personne, sa génération et sa société est conforme à sa nature » ; c’est ainsi que notre identité se développe en un être pour autrui.

Et d’autre part, Martin Buber voyait que l’homme se laisse distancer par ses œuvres. Voici un passage stupéfiant de lucidité visionnaire sur « le rapport entre l’homme et les nouvelles choses et relations nées de son action ou avec son concours. L’homme se laisse distancer par ses œuvres : c’est ainsi que je nommerais volontiers cette singularité de la crise moderne. L’homme n’est plus capable de venir à bout du monde né sous sa propre action ; ce monde devient plus fort que lui, il se libère de lui, il lui fait face dans une élémentaire indépendance, et l’homme ne connaît plus le mot qui conjurerait le Golem qu’il a créé et qui l’empêcherait de nuire. Notre époque a vu l’âme humaine se paralyser ainsi et les forces lui manquer dans trois domaines, successivement. Le premier a été la technique. (…) Le second domaine a été l’économie. (…) Le troisième domaine a été l’événement politique. (…) Ainsi, l’homme se trouva devant l’épouvantable fait qu’il engendrait des démons dont il ne pouvait pas se rendre maître. Quel sens avait donc cette puissance qui était en même temps impuissance ? La question aboutissait à celle de la nature de l’homme, laquelle recevait une nouvelle signification, immensément pratique. »

Voilà dévoilé le visage du génie artificiel sorti de sa lampe, voici son origine et ses promesses techniques, économiques et politiques. Martin Buber n’avait cependant pas pu pressentir que sa puissance d’aliénation ne résiderait pas seulement dans ses promesses, mais dans ce qu’il nous prendrait de plus précieux : notre parole. Ce visage parle, il nous parle, jusque dans l’espace sacré de la profondeur de notre être. Voilà pourquoi, l’être humain doit se protéger d’un environnement qui le domine en refusant de parler à des machines.

Ajoutons deux remarques conclusives :

Tout d’abord, l’IA ne parle pas d’elle-même. Le « logos » d’une machine n’est pas un vrai « logos » dont l’origine est en Dieu seul. Il est seulement un calcul. Le danger vient de la possibilité que l’homme abandonne son propre logos. Le danger est dans le désarmement spirituel qui confie sa parole à une machine. Le problème est ici la démission. Ces technologies sont des machines à démissionner de soi. L’homme doit conserver le primat de sa volonté sans se laisser « piloter » par les algorithmes, le primat de son désir, de sa responsabilité, de son discernement.

Ensuite, l’IA révèle l’humain autant qu’elle le menace. Comme un miroir force à dire que la personne n’est pas l’image que renvoie le miroir, l’IA force à regarder la parole, la relation et l’altérité comme ce qu’elle ne connaît pas. Au fond, elle pousse à réaffirmer que le logos n’est pas une performance mais une rencontre. L’homme se trouve dans la relation « je-tu ». Une IA ne peut pas être un "tu". Elle n’est qu’un "cela". Et si l’homme confond les deux, ce n’est pas tant la faute de la machine trompeuse, que l’effet d’une pauvreté spirituelle. Le problème que pose l’IA, c’est qu’elle survient à un moment de très grande faiblesse spirituelle de l’humanité. Le pire moment car l’humanité est atone, sans aspiration spirituelle et captive du confort et de l’argent.

Il faut donc protéger les plus vulnérables, limiter les biais, lutter contre la manipulation, éviter la dépendance. C’est ce que le Pape Léon XIV va devoir s’efforcer de faire. Mais il faut aussi éduquer à la liberté intérieure, c’est pourquoi il a déjà nommé le défi éducatif de l’intériorité. Aucune technologie ne pourra remplacer le cœur humain qui est ordonné au vrai et au bien. Sans déserter le dialogue avec notre temps, la parole de l’Eglise sera précieuse pour préserver le sens de l’humain. Elle pourra réaffirmer l’importance de son logos, de sa liberté et de son rapport à l’autre. Au fond, jamais l’être humain ne sera dépassé par une œuvre de ses mains, mais il pourrait devenir le seul à ne plus le savoir.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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