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En quoi le numérique menace-t-il vraiment l’humain ?

Il est devenu un lieu commun de dire que nous assistons non une époque de changements mais un vrai changement d’époque. Autrement dit, nous assistons aux effets d’une puissante nouvelle révolution sur l’ensemble des aspects de nos vies : la révolution numérique.

« Le cybermonde nous attire comme un territoire virtuel sans lois ni shérifs » explique le Dictionnaire politique de l’Internet et du numérique. « Tout y est permis : socialiser, se prendre pour un autre, faire fortune, lancer des rumeurs, mais aussi, dans les jeux électroniques, tuer et voler. Bien entendu, ce nouveau monde ne saurait échapper longtemps au droit et aux exigences de la démocratie que nous avons construite avec tant de difficultés et de persévérance, sans menacer l’équilibre de nos sociétés réelles (anciennes) [1] ».

Bruno Patino, Présient d’Arte dans une récente interview (L’Obs 3000 [2]) trace avec lucidité les contours de cette révolution : l’omniprésence des écrans et l’augmentation du temps d’écran chez les jeunes. « Toutes les activités sociales, professionnelles, culturelles peuvent désormais avoir lieu par écran interposé ». La connexion se généralise et l’individu privé de connexion fait l’expérience d’un manque… pénible. Le temps passé en ligne se traduit par une captation de données qui alimente une « économie de la data » et une possible surveillance généralisée. La numérisation des échanges vampirise tous les recoins de nos vies, si bien que « nous sommes dans un changement civilisationnel et anthropologique. »

Les conséquences anthropologiques seront particulièrement intéressantes à étudier. Il est d’ores et déjà permis de penser que nous assistons à une rupture des temporalités. La vitesse de transmission des informations permettant la vision en temps réel annule les distances. Plus les connexions nous mettent en relations partout et tout le temps et moins nous avons d’espace pour cultiver l’intime et l’intériorité. Le propre de l’introspection est précisément de ne pas y admettre un autre. Si l’attention est captive du réseau et des écrans, elle ne peut plus se porter sur sa propre intériorité et son humanité. Il s’agit donc d’une mise en incapacité des personnes à intégrer ne serait-ce que l’attention à ses propres pensées. Que dire alors de la signification de la pensée humaine ? Le cogito de René Descartes (« je pense donc je suis ») devient « je suis connecté donc je suis ». L’existence est indexée sur l’interaction avec le monde numérique et demain sur l’espace d’immersion du « metavers ». L’identification numérique valide l’existence physique, et interdit la réciproque.

L’existence humaine va donc perdre peu à peu de sa consistance propre : la pensée et son corolaire la liberté de conscience. Cette perte n’est jamais totale, mais la pensée propre cesse d’être le centre de gravité de l’existence au profit de la connexion au réseau. La pensée est pourtant ce par quoi l’être humain parvient à son propre achèvement ou perfectionnement. Dès lors, l’être humain n’a tout simplement plus à s’accomplir en tant que personne, ni à se déterminer librement en rapport à la vérité. Lui qui pourtant ne peut vivre qu’à raison du sens qu’il conçoit est déclassé par la vie numérique qui n’a pas d’absolu ni de transcendance. La vie humaine est devenue sans aucun enjeu sur le réseau. Chacun peut toujours se reconnaître une vocation, celle-ci n’est pas intégrée au système qui régule son environnement numérique.

Nous assistons alors à l’incapacité croissante de penser la gravité du terme de la vie (son sens et le sens de la mort). De même, il devient sans fondement de penser l’élaboration psychique ou la maturité spirituelle (la vie morale) des individus. La requête en droit à l’euthanasie n’est pas seulement le moyen de résoudre la souffrance en fin de vie, elle est l’écho révolutionnaire d’un non-sens fondamental de l’existence par-delà ce temps. Puisqu’il ne reste rien, rien n’empêche de nous déconnecter – définitivement - à l’heure choisie. Cela n’emporte, croit-on, aucune conséquence. La principale raison d’exister échappe désormais aux personnes elles-mêmes. Elles sont captives d’une « matrice numérique » qui les informe et les commande, ayant bientôt redéfini tout leur environnement physique et qui contrôle la vie sensorielle.
Si les sens ouvrent à la sensibilité intérieure, alors la matrice aura capté et éteint toute aptitude à appliquer son attention à des objets de nature immatérielle (vérité, beauté, bien, …). Nous assistons à une forme de neutralisation de l’espace intérieur (l’esprit en quête de sens) par une colonisation de la sensibilité (l’espace extérieur par les écrans).

Deux récents ouvrages abordent cette délicate question. Jean-Gabriel Ganascia écrit dans « Servitudes virtuelles [3] » écrit : « il convient d’ajouter d’autres agents artificiels générant et propageant à notre insu, et sélectivement, en fonction de notre susceptibilité individuelle, calculée algorithmiquement à partir des données personnelles que nous laissons traîner par mégarde sur les réseaux, des informations fallacieuses visant à influencer nos jugements et à brouiller plus encore nos facultés d’appréhension. Programmés à l’aide de techniques d’intelligence artificielle conçues pour profiler les utilisateurs, cibler les contenus et filtrer l’information, ces agents artificiels prennent une part déterminante dans nos vies en dirigeant intentionnellement nos regards vers telle ou telle source, plutôt que vers telle ou telle autre, ce qui constituent autant d’atteintes potentielles à notre liberté de penser. »

Tandis que David Chavalarias constate dans “Toxic Data” [4] que « les environnements numériques changent la manière dont nous prenons des décisions, en particulier dans des contextes anxiogènes, en favorisant les réponses émotionnelles par rapport aux réponses rationnelles. (…) Les processus d’évitement des informations dissonantes sont accentués à tel point que des populations entières se retrouvent dans une réalité alternative, purgée de toute information incompatible avec leur croyance. »

De ces remarques nous pouvons conclure que l’être humain se laisse peu à peu détourner sinon déposséder de ce qui le fait homme. Il n’est pas fait pour le monde numérique mais seulement pour le monde humain. Il apparaît surdimensionné ou bien trop perfectionné pour un monde numérique à moins d’éteindre en lui, les principales aptitudes de son humanité, par lesquelles il parvient à s’accomplir.

Le conditionnement des existences s’accroit sans plus de rapport avec l’unique nécessité humaine. Autrefois, l’esprit s’éveillait au contact des réalités du monde : les saisons, les moissons, les principes du vivant, les lieux de socialisations… L’humanité était encore une tâche à accomplir. Bien que né humain, il fallait encore accéder à l’humanité, selon des principes qui s’apprenaient au contact d’une mémoire familiale et sociale et à travers des lois inscrites dans la nature. Aujourd’hui, l’humanité semble soumise aux seuls influx nerveux des écrans.

Dès lors, la personne est mise en difficulté par l’incapacité de penser sa vie, dans sa dynamique d’accomplissement personnel. Elle est dans l’incapacité de penser la dimension psychique des personnes et le rôle spécifique de l’esprit et de sa rationalité dans l’édification des sociétés humaines. Le temps et l’effort pour éveiller un esprit civique seront toujours plus aléatoires et risqués qu’une efficacité technique par un contrôle algorithmique. L’humain est-il soluble dans le réseau ? Va-t-il s’adapter en surmontant la technique ou s’adapter en subissant la technique ? Déjà les machines parlent comme des personnes et les personnes parlent comme des machines (plus rapidement et en perdant les gammes d’intonations). Sommes-nous en marche vers des sociétés sous contrôle des techniques numériques et non plus sous la responsabilité de l’engagement éthique des personnes ? A quoi bon mobiliser l’humain si la machine peut réguler ? N’est-ce pas l’obsolescence de l’homme en tant qu’homme que préparent nos sociétés numériques ?

Nous assistons avec inquiétude à la disparition par disqualification des espaces de pensées et de dialogues. Nous assistons à l’impossibilité de penser la profondeur du réel et les lois qui le gouvernent. Dès lors la politique qui visait le bonheur des gens (les relations sociales) se restreint à la résolution ou l’évitement des malheurs (guerre, économie, technique, scientifique). L’éviction d’une finalité de l’existence trouve avec l’avènement du monde numérique un point de non-retour. Plus exactement, il permet à chacun de déterminer sa propre finalité dans ce monde numérique. Plus aucun responsable politique n’aura à assumer la protection des conditions d’épanouissement et d’accomplissement de l’homme. Il n’y a plus de responsabilité à l’égard de l’humanité commune aux membres de la société. Il ne s’agit pas de gouverner une société humaine et digne de ce nom, parce qu’il n’y a plus au fond d’humanité, mais seulement des biologies. Personne n’osera plus avancer un « dessein » ou une « raison d’être », voire une « vocation » pour les personnes comme pour le pays.

La France sera pourtant bientôt mise au défi de défendre sa devise nationale « Liberté, Égalité, Fraternité » et d’en justifier ses fondements. Après tout au nom de quoi faudra-t-il demain faire primer dans les choix politiques, la liberté, l’égalité et la fraternité ? Pourquoi si la matrice assure elle-même l’égalité, contrôle les libertés et établit la fraternité ? « L’Internet est un outil. Les médias sociaux sont un outil. En fin de compte, les outils ne nous contrôlent pas. Nous les contrôlons, et nous pouvons les remodeler » disait Barak Obama aux étudiants de Stanford [5] « c’est à chacun d’entre nous de décider de ses valeurs, puis d’utiliser les outils qui nous ont été donnés pour les promouvoir. Et je crois que nous devrions utiliser tous les outils à notre disposition pour garantir notre plus grand cadeau, un gouvernement de, par, pour le peuple pour les générations à venir. »

Il faudra encore, pour que se réalise son souhait qu’il ne soit pas contredit par l’histoire, que nous retrouvions la valeur de l’homme et que nous soyons prêts à la défendre. Ce défi est déjà là.

Notes :

[1« Dictionnaire politique de l’Internet et du numérique, les 66 enjeux de la société numérique », rubrique « Cybermonde », collectif dirigé par Christophe Stener

[3Seuil, 2022, p. 152-154

[4Flammarion, 2022, p. 85


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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