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L’avenir de la laïcité

Merci pour invitation à prendre part à cette 24ème édition du cycle de conférences Droit, Liberté et Foi qui nous invite à réfléchir à l’avenir de la laïcité.

Ce que nous appelons aujourd’hui si communément « la laïcité » est le régime de séparation entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique, que la loi du 9 décembre 1905 a institué. Elle désigne donc le cadre juridique qui garantit la liberté d’exercice des cultes et régule leur expression publique. Elle affirme la liberté de conscience et la neutralité de l’État.

1/ Pour que la laïcité ait un avenir, je vois deux conditions :
La première, c’est qu’il faut que ce qu’elle sépare ait aussi un avenir ; autrement dit que l’Etat ait un avenir et que les religions aient un avenir. L’avenir de la laïcité revient à interroger les conditions de possibilité d’un avenir de l’Etat et d’un avenir des religions et des cultes. Poser cette question, aussi surprenant que cela puisse paraître, revient à vaincre un apriori de permanence des systèmes juridiques, et donc à renoncer à ce qui semble une évidence. Tout pourrait changer un jour… Le dernier livre de l’historien Guillaume Cuchet porte précisément un titre évocateur : « le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ? »

La seconde condition, quand bien même Etat et religions auraient un avenir, c’est qu’il y ait encore la volonté de séparer dans la durée l’Etat et les religions. L’avenir de la laïcité revient alors à interroger la bonne transmission dans le temps des raisons positives qui justifieront encore demain de maintenir cette séparation. Il faudra donc expliquer les bienfaits qu’on y trouve. Là encore, cette volonté pourrait disparaître.

Dans une interview au journal La Croix, le 11 juillet 2021, le Cardinal Parolin, Secrétaire d’Etat du Saint Siège disait : « L’idéal est toujours d’avoir à la fois une autonomie de la communauté politique par rapport à l’Église et une saine collaboration entre elles. L’Église et l’État ont pour but commun de contribuer au bien commun. »

Il nommait précisément ce sur quoi se joue l’avenir de la laïcité :
  L’autonomie de la communauté politique de sorte qu’elle ne soit pas entravée par une pression des cultes,
  et une saine collaboration entre l’Etat et les religions.
Pour que la laïcité ait un avenir, il faut donc une séparation et une collaboration, une séparation en vue d’une collaboration entre Eglise et Etat.

Notre modèle juridique de séparation a créé et institué l’espace de la neutralité du régulateur. Il sait devoir ne pas entrer dans les questions débattues, internes aux religions. Sans doute pensait-on en 1905, alors que ces questions ne ressortiraient que de doctrines théologiques. Mais qu’y a-t-il de plus théologique et religieux que la question de l’humanité et de son devenir ? de la nature humaine et de son énigmatique désir de dépassement et de son besoin de transcendance ?

2/ Ce qui est moins perçu, c’est que l’Etat qui n’a pas de religion, doit invariablement se faire « sa religion » sur la nature humaine et sur la vie du corps social. Et c’est sur ce point que je voudrais à présent attirer votre attention.
Toute politique, tout projet politique, repose sur une anthropologie implicite. Fut-elle laïque la République n’échappe pas à trouver dans ses propres fondements un présupposé anthropologique ou encore un modèle d’humanisme. Ce présupposé était bien là en 1905, même inconsciemment, et jusqu’il y a peu il était commun à tous les acteurs de la vie sociale et politique. Pour le dire autrement, notre paysage social est tout entier le tableau de nos croyances. Celles qui sont largement partagées, celles qui sont plus spécifiques à tel ou tel culte.
La plus répandue des croyances communes actuelles reste la croyance dans un monde meilleur par le progrès et notre réponse à la crise sanitaire en fut la parfaite expression teintée de libéralisme : la science sauvera le citoyen de la mort et la santé individuelle doit primer la santé de l’économie.
Toute objection à cette proposition – surtout si elle venait des cultes – suscitera la méfiance et le doute quant à la réelle – ou possible - contribution des religions à la vie sociale. S’il devient de plus en plus difficile de consonner avec la doctrine de l’Etat, c’est qu’elle pose une assertion qui ne se discute pas.

3/ Observons à présent, plus précisément ces déplacements qui mettent en difficultés la compréhension commune de la laïcité en particulier chez les plus jeunes, qui semblent douter de la neutralité de l’Etat.
La neutralité de l’Etat à l’égard des religions doit se réaliser sur le fond et dans la forme.
Dans la forme, l’Etat régule au mieux ses relations avec tous les cultes, adaptant pour chacun ce qu’il estime conforme à la bonne convivance d’un culte dans la vie sociale : avec le CRIF, avec les associations diocésaines, avec le CFCM et la fondation pour l’ISLAM de France, bref, l’Etat régule et la police des cultes est un aspect essentiel de cette neutralité dans la forme.

Mais sur le fond, les choses sont plus délicates, car elles sont invisibles. Elles sont de l’ordre des pensées, des représentations mentales, non des pratiques ; or, que pense l’Etat ? comment se vit la laïcité à l’intime de la conscience des élus ? C’est-à-dire qu’elles sont les représentations qui emportent et président aux décisions de l’Etat ? Un régime juridique est toujours sous-tendu par une vision anthropologique.

Et c’est sur ce point que je souhaite relever une mutation du contexte de la laïcité qui, pour autant qu’il soit finalement largement admis, est par ailleurs trop peu évoqué. Il s’agit des mutations des représentations anthropologiques depuis le contexte philosophico-politique de la loi de 1905.
Je m’explique. La laïcité de 1905 visait la libération d’un étau, d’une emprise de l’Eglise sur la société. Elle ne remettait pas en cause la vision commune de ce qu’est l’Homme ; l’environnement culturel de l’époque permettait à ceux qui croyaient au Ciel et à ceux qui n’y croyaient pas de se retrouver sur la dignité de l’humain ; pour faire court, il était communément admis en 1905 que l’être humain n’était pas un animal, et qu’il tenait sa dignité des deux infinis qui le caractérisent : un infini dans sa conscience que traduit l’inviolable liberté de conscience et un infini dans l’horizon de l’au-delà de la mort, certes déjà hypothétique pour beaucoup, mais qui lui permettait une projection vers la vie sans fin. Cet au-delà devait pouvoir échapper à la description qu’en faisait l’Eglise catholique dans l’annonce d’un jugement par exemple, et le citoyen devait pouvoir échapper à un conformisme religieux dominant. Quand bien-même ce deuxième infini sur l’au-delà était rejeté, il restait encore le premier : tous convenaient que la grandeur de l’homme et sa dignité venaient de sa pensée, de son esprit, de sa conscience libre. J’insiste car la conviction que l’être humain trouvait sa dignité dans la vie de l’esprit était admise et permettait de trouver un terrain commun de rencontre, d’entente ou de débat. « L’immense majorité des progressistes, des radicaux et des socialistes du XXe siècle commençant, étaient des agnostiques spiritualistes qui, tout en supprimant la référence à la transcendance, conservaient précieusement l’humanisme universaliste, commun au christianisme, à la philosophie des Lumières, voire au socialisme lui-même » écrivait Jacques Julliard (juin 2021, Figaro). Croyant ou non, il y avait en 1905 assez de commun pour se parler, pour affirmer l’existence d’une nature humaine, qui ne faisait pas débat. L’idéal commun des rédacteurs de la loi de 1905 peut s’entendre dans une parole de Symmaque, défenseur au IVème siècle de la religion traditionnelle romaine contre le christianisme : « le ciel nous est commun à tous, le même univers nous entoure, qu’importe la philosophie par laquelle chacun cherche la vérité ? Un seul chemin ne suffit pas pour accéder à un si grand mystère ».

Or, les progrès des sciences et les nouvelles connaissances sur le corps en particulier, ont depuis longtemps chahutés toutes nos représentations anthropologiques. Ils ont produit des déplacements majeurs dans l’idée que nous nous faisons de ce qu’est un homme. Ils ont déclassé les expressions mythiques des traditions philosophiques et bibliques, mais aussi les représentations jugées dépassées, des premiers pères de la biologie moderne de François Magendie à Claude Bernard. Depuis 1905 un autre monde est né !

Nous avons donc imperceptiblement au fil des décennies changer non seulement de siècle, mais surtout de représentations au sujet de la nature humaine. La vision que porte aujourd’hui la classe politique sur la nature humaine, a rompu avec une transcendance jugée douteuse et suspecte de collusion avec une pensée religieuse, donc contraire à la neutralité exigée.

Notre régime juridique actuel est sous-tendu par une autre vision de l’être humain que celle du législateur en 1905. De leur côté, les cultes n’ont pas tant varié sur leurs principes. Ils réaffirment l’origine et la vocation divine de l’homme, quand bien-même nous avons aujourd’hui une phénoménale capacité exploratoire du corps humain.

La question devient donc : la non-ingérence de l’Etat n’est-elle pas devenue une fiction juridique ? La neutralité de l’Etat est-elle vraiment possible ?
Oui, s’il y a un consensus sur la nature humaine, et non s’il n’y a pas de consensus. Ce que nous appelons aujourd’hui la neutralité de l’Etat par rapport aux trois grandes traditions monothéistes cache une affiliation à une tradition rationaliste et scientiste (au sens ou la science est normative d’une vision de l’être humain) ; une affiliation qui énonce un postulat sur l’origine et le devenir de l’homme. Il y a là un authentique conflit, une opposition et une concurrence qui ont fait percevoir à des jeunes que la laïcité était en fait le culte d’une religion sur l’homme promu par un Etat athée. J’ai souvenir d’une émission radiophonique sur France Culture, il y a plus de 10 ans, dans laquelle un journaliste enquêtant dans les citées demandait à un jeune adolescent : « selon toi, quelle est ma religion ? » « Toi, tu es français » lui répondit le jeune garçon attestant de sa confusion entre l’identité républicaine et la religion.

Autant les religions doivent examiner leur conscience quant à leur présomption de supériorité sur l’Etat, autant l’Etat doit interroger les représentations qu’il promeut et savoir demeurer dans l’abstention. Mais est-ce seulement possible lorsque les nouvelles logiques économiques reposent sur les biotechs et les transformations attendues du corps humain ?

La laïcité aura donc un avenir si l’Etat sait créer les conditions d’une valorisation des traditions de sagesse qui conservent à l’être humain cette part de mystère qu’évoquait Symmaque. C’est bien à une nouvelle spiritualité qu’appellent de nombreux intellectuels et croyants de différentes traditions. La laïcité n’a d’avenir que dans l’effort commun de penser ce qui nous dépasse et non pas ce que l’on prétend maitriser sans faille. « Comment vivre, sans un inconnu devant soi » disait le poète René Char. Ce dernier n’était pas croyant, mais énonçait là un principe fondamental qu’avait formulé Pascal : « l’homme passe infiniment l’homme ». Autrement dit, la laïcité a un avenir pourvu que le questionnement de la nature humaine redevienne une question ouverte et partagée, et non interdite ou captive. Et c’est au fond cela qui rendra à la laïcité son aura dans la société : la restitution au politique de la question quintessentielle de la politique : « qu’est-ce que l’homme ? »

Car si la laïcité a mauvaise presse, c’est qu’elle n’apparait plus comme le nom donné à ce cadre à l’intérieur duquel se réfléchissent les questions essentielles, et se partagent la diversité des opinions. Et si l’Etat n’a pas, par neutralité, à imposer une réponse, comme j’ai essayé de le dire, il a à en stimuler la recherche ; recherche qui n’est pas moins scientifique que philosophique.
Je vous remercie.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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