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L’école peut-elle désintoxiquer les élèves des réseaux sociaux ?

La circulaire de rentrée du Ministère de l’Education Nationale parue en juin 2023 [1], intitulée « une École qui instruit, émancipe et protège » présentait les axes prioritaires de l’année scolaire 2023-2024. Le Ministère entend comme « priorité absolue » faire de l’École un espace protecteur pour les élèves et les personnels. Le cœur de cette priorité se veut être la lutte contre le harcèlement « sous toutes ses formes », à savoir toutes les « formes de pressions ou de prosélytismes » et le respect des valeurs de la République. En sonnant la « mobilisation générale », avec un plan interministériel de lutte, la première ministre, Elisabeth Borne, prend la mesure du phénomène qui suscite une inquiétude grandissante chez les parents [2]. « Cours d’empathie généralisés à partir de la rentrée 2024, confiscation du portable dans les cas graves, exclusion des élèves harceleurs sur les réseaux sociaux : le gouvernement français a annoncé mercredi son plan pour lutter contre le harcèlement scolaire » [3].
Le nouveau Ministre de l’Education Nationale, Gabriel Attal aura su s’emparer de cet objectif de manière fracassante, en annonçant ce 27 septembre 2023, des dépôts de plaintes systématiques pour tout harcèlement. L’intention est louable, c’est indéniable, mais le pompier ne semble pas avoir cerné l’origine du feu.

Le harcèlement scolaire n’est que la réplique du harcèlement présent dans la société. Nous n’avons donc pas encore pris la mesure des effets des nouvelles technologies sur les comportements, devenus plus agressifs, désinhibant les propos méprisants.
Comment peut-on demander à l’école de lutter contre les pratiques qui se diffusent si massivement dans la vie de la société ? Le Ministre n’a-t-il pas manqué de souligner les effets pervers des nouveaux outils technologiques ? N’est-ce pas là, à la racine des maux, qu’il convient de porter le coup d’arrêt ?
Pour que les jeunes comprennent l’interdit du harcèlement, il faut l’enseigner dans la manière même dont on sait l’interdire dans le monde des adultes. Or, sur ce point, le ministre de l’Education nationale n’a pas dit mot. A-t-on seulement pris la mesure de la culture du harcèlement constant dans le monde médiatique et politique ? A-t-on perçu suffisamment combien les réseaux sociaux ont installé un « paradigme de la confrontation » [4] ?
Oui , « les phénomènes auxquels nous faisons face sont effroyablement complexes. Ils jouent sur notre psychologie, nos dynamiques individuelles et collectives dans les réseaux sociaux numériques mais aussi dans la vie réelle » [5]. « Les réseaux sociaux ont mis un terme à l’existence d’un refuge passées les frontières de l’école. Les adolescents sont connectés 24 heures sur 24 et se couper de la connexion n’est pas une solution viable, puisque cela revient désormais à se couper de la société. Ce premier paramètre est très simple à appréhender pour des adultes, mais il faut reconnaître qu’il induit une rupture très significative avec l’expérience des générations précédente » [6]. On peut dès lors comprendre que la lutte contre le harcèlement scolaire passe par une refonte du programme d’enseignement moral et civique et par l’éducation aux médias et à l’information. Mais ne faut-il pas remonter plus encore à la source des comportements ? « Le harcèlement est un fait de société et un problème collectif. Il se produit à l’école, sur le temps libre, voire sur la place du village ou du quartier. Il faut qu’on ait une approche globale des différents temps de l’enfant. On a demandé au ministre de l’éducation une conférence nationale qui réunirait autour de la table enseignants, parents, collectivités locales et associations pour voir comment on apporte des réponses structurelles car aujourd’hui il n’y a pas de débat de ce type au sein de la société », déplorait Grégoire Ensel, président de la FCPE (la Fédération des Conseils de Parents d’Elèves). Il ajoutait que « notre génération n’a pas appris à se servir des réseaux sociaux » [7]. En ce sens, Serge Abiteboul et Jean Catan relevaient que « nous nous plongeons avec délectation dans cette exubérance de liens sociaux … Et comme toute architecture, les réseaux sociaux deviennent normatifs. » [8] Les réseaux sociaux fabriquent la nouvelle réalité dans laquelle vivent les jeunes et leurs enseignants, qui font l’expérience d’une difficulté inédite : l’esprit des élèves est ailleurs, comme rapté par l’habitus imposé par l’écran des portables. Leurs élèves font pour certains une overdose numérique mais personne ne semble vouloir prendre la mesure de ce qui leur est infligé. L’infobésité indolente des parents s’est transmise dans une addiction précoce aux écrans des enfants. Les jeunes sont initiés à leur insu à la radicalisation de l’espace social. Ils sont livrés sans défense à la puissance des communautés militantes en ligne. Ce nouvel environnement numérique dope les réactions d’hostilité spontanées entre les élèves, et accentue la polarisation précoce de leurs opinions. L’espace de la classe et de la vie de classe se trouvent déformés par l’expérience de cette polarisation des réseaux sociaux.

On peut comprendre que la lutte contre le harcèlement doive inclure la connaissance des droits et devoirs dans l’espace numérique et des risques liés aux usages des réseaux sociaux, mais on s’étonne du peu d’analyse de la toxicité de ces mêmes réseaux sociaux. La peur d’exprimer des critiques pourtant nécessaires sur les outils numériques dont les jeunes sont de gros consommateurs, nourrit l’aveuglement sur leurs effets réels. Leur propension à l’exacerbation des propos, à l’exaspération, à la critique toxique en font un défouloir anonyme tournant à plein régime. Même le meilleur plan de formation des enseignants destiné à développer les compétences psychosociales des élèves n’expliquera en rien la toxicité des réseaux sociaux.

L’école peut-elle sérieusement désintoxiquer les élèves des réseaux sociaux sans nommer leurs effets toxiques protéiformes ? Nous sommes alors frappés d’un paradoxe : comment éteindre à l’école les braises sur lesquelles la société souffle en permanence ? Pourquoi l’école devrait-elle être une nouvelle fois le lieu de panser les plaies infligées à la jeunesse en dehors de ses murs, par des réseaux que l’on se garde de contrôler ou de réguler significativement ? Les élèves sont effectivement les premières victimes des réseaux sociaux dont la puissance de radicalisation des opinions n’est plus à prouver. « Le risque, si nous laissons les réseaux sociaux évoluer sans rien faire, est que leur côté obscur l’emporte, que l’on ait à payer tous un jour le prix de n’avoir su maitriser l’expression débridée de nos désirs, de nos pulsions, en abandonnant la sphère publique à un business model faisant de l’humain une marchandise » [9].

Les élèves arrivent parfois en classe saturés par un environnement numérique toxique dont ils ne décrochent jamais vraiment. Il faut ici redire que nous n’habitons pas d’abord un monde commun, mais nous habitons ce monde qui nous habite. Chacun est habité par un monde psychique, qui se forme à partir de ce que nous voyons et entendons. Un monde très personnel et subjectif à partir duquel nous interprétons le monde réel. « Les mondes de chacun ne se recouvrent plus, et ainsi se développe le sentiment qu’on ne peut plus se parler » observait Harmut Rosa [10]. Nous ne mesurons peut-être pas assez combien la volonté de protéger les élèves contre le harcèlement en prenant sur le temps scolaire revient non seulement à les encourager à la pratique des réseaux, mais surtout à les revêtir d’une armure de papier. Nous courrons après les effets délétères de nos propres inconséquences. « On a le sentiment d’éteindre un feu de forêt avec un arrosoir [11] » disait encore Grégoire Ensel.

La législation encadrant le temps passé sur les réseaux se développe dans plusieurs pays. Les enseignants apprécieraient une régulation plus exigeante dans les usages des plus jeunes pour limiter concrètement la pression de « l’intermédiation algorithmique ». Ils perçoivent ces automatismes parasites dont les élèves sont infectés : attitudes contestataires, mises en doute, messages négatifs et anxiogènes, réponses émotionnelles … A mesure que le numérique pénètre dans l’esprit des élèves, ils deviennent plus manipulables. Quelle énergie pourrait ressaisir l’humanité d’élèves captifs ? Imagine t’on l’engagement demandé pour concurrencer le pouvoir des écrans ? La lutte contre le harcèlement sous toutes ses formes, voulue par le ministère de l’Éducation nationale ne trouvera sa crédibilité que si la société sait elle-même se défendre du harcèlement numérique et se réguler pour devenir crédible au regard des jeunes.

Notes :

[4Hartmut Rosa, Entretien avec Elodie Maurot, La Croix, 27 septembre 2023

[5Serge Abiteboul, Jean Cattan, Nos réseaux sociaux, notre régulation, Dans RED 2020/1 (N° 1), pages 36 à 44
https://www.cairn.info/revue-red-2020-1-page-36.htm

[7Elsa Maudet, Libération, mercredi 27 septembre, « C’est un tabou d’imaginer son enfant harceleur ».

[8Serge Abiteboul, Jean Cattan, Nos réseaux sociaux, notre régulation, Dans RED 2020/1 (N° 1), pages 36 à 44
https://www.cairn.info/revue-red-2020-1-page-36.htm

[9Idem

[10Hartmut Rosa, Entretien avec Elodie Maurot, La Croix, 27 septembre 2023

[11Elsa Maudet, Libération, mercredi 27 septembre, « C’est un tabou d’imaginer son enfant harceleur ».


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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