L’école peut-elle désintoxiquer les élèves des réseaux sociaux ? (version courte)

La circulaire de rentrée du Ministère de l’Education Nationale parue en juin 2023 [1], intitulée « une École qui instruit, émancipe et protège » présentait les axes prioritaires de l’année scolaire 2023-2024. Le nouveau Ministre de l’Education Nationale, Gabriel Attal s’est s’emparé de cet objectif de manière fracassante, en annonçant ce 27 septembre 2023, de nombreuses mesures. Mais le pompier ne semble pas avoir cerné la véritable origine du feu.
Le harcèlement scolaire n’est que la réplique du harcèlement présent dans la société. Nous n’avons donc pas encore pris la mesure des effets des nouvelles technologies sur les comportements, devenus plus agressifs, désinhibant les propos méprisants.

Comment peut-on demander à l’école de lutter contre les pratiques qui se diffusent si massivement dans la vie de la société ? A-t-on seulement pris la mesure de la culture du harcèlement constant dans le monde médiatique et politique ? A-t-on perçu suffisamment combien les réseaux sociaux ont installé un « paradigme de la confrontation » [2] ? Serge Abiteboul et Jean Catan relevaient que « nous nous plongeons avec délectation dans cette exubérance de liens sociaux … Et comme toute architecture, les réseaux sociaux deviennent normatifs. » [3] L’infobésité indolente des parents s’est transmise dans une addiction précoce aux écrans des enfants.

La peur d’exprimer des critiques pourtant nécessaires sur les outils numériques dont les jeunes sont de gros consommateurs, nourrit l’aveuglement sur leurs effets réels. Leur propension à l’exacerbation des propos, à l’exaspération, à la critique toxique en font un défouloir anonyme tournant à plein régime. Même le meilleur plan de formation des enseignants destiné à développer les compétences psychosociales des élèves n’expliquera en rien la toxicité des réseaux sociaux.

L’école peut-elle sérieusement désintoxiquer les élèves des réseaux sociaux sans nommer leurs effets toxiques protéiformes ? Comment éteindre à l’école les braises sur lesquelles la société souffle en permanence ? « Le risque, si nous laissons les réseaux sociaux évoluer sans rien faire, est que leur côté obscur l’emporte, que l’on ait à payer tous un jour le prix de n’avoir su maitriser l’expression débridée de nos désirs, de nos pulsions, en abandonnant la sphère publique à un business model faisant de l’humain une marchandise » [4].

Les élèves arrivent parfois en classe saturés par un environnement numérique toxique dont ils ne décrochent jamais vraiment. « Les mondes de chacun ne se recouvrent plus, et ainsi se développe le sentiment qu’on ne peut plus se parler » observait Harmut Rosa [5]. Nous courrons après les effets délétères de nos propres inconséquences. « On a le sentiment d’éteindre un feu de forêt avec un arrosoir » [6] disait encore Grégoire Ensel. Les enseignants apprécieraient une régulation plus exigeante dans les usages des plus jeunes pour limiter concrètement la pression de « l’intermédiation algorithmique ». Ils perçoivent ces automatismes parasites dont les élèves sont infectés : attitudes contestataires, mises en doute, messages négatifs et anxiogènes, réponses émotionnelles … A mesure que le numérique pénètre dans l’esprit des élèves, ils deviennent plus manipulables. Quelle énergie pourrait ressaisir l’humanité d’élèves captifs ? Imagine-t-on l’engagement demandé pour concurrencer le pouvoir des écrans ? La lutte contre le harcèlement sous toutes ses formes, voulue par le ministère de l’Éducation nationale ne trouvera sa crédibilité que si la société sait elle-même se défendre du harcèlement numérique et se réguler pour devenir crédible au regard des jeunes.

[2Hartmut Rosa, Entretien avec Elodie Maurot, La Croix, 27 septembre 2023

[3Serge Abiteboul, Jean Cattan, Nos réseaux sociaux, notre régulation, Dans RED 2020/1 (N° 1), pages 36 à 44
https://www.cairn.info/revue-red-2020-1-page-36.htm

[4Idem

[5Harmut Rosa, Entretien avec Elodie Maurot, La Croix, 27 septembre 2023

[6Elsa Maudet, Libération, édition du mercredi 27 septembre, « C’est un tabou d’imaginer son enfant harceleur ».

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