L’institution comme un corps qui a besoin de vides

Dans son livre « Corps et symbolisation [1] », paru en 2015, la psychologue Hélène Flambard s’intéressait au rapport entre la vie corporelle et la vie psychique. Nous sommes, dit-elle, face au retour de questions fondamentales, où tout individu se révèle en quête de sens, un sens existentiel, en quête d’épanouissement personnel et de bien-être.

La vie institutionnelle peut être comparée à celle d’un corps, avec son fonctionnement, ses rythmes, ses tensions, ses relâchements, ses équilibres et déséquilibres, évoluant dans l’espace et le temps. Par analogie avec le corps, il serait sans doute important de reconsidérer la temporalité et les temps de creux dans l’institution comme des temps nécessaires à la respiration de ce grand corps et à l’advenue de la créativité et des symboles. Un symbole est ce par quoi nous relions les choses, et donnons du sens.

Ainsi, le cadre doit permettre non seulement de tenir/organiser/parler/intellectualiser, mais aussi proposer des espaces pour relâcher/laisser-aller/ penser/créer.

Aujourd’hui l’institution subit une telle pression sociétale qu’elle n’accepte plus la dé-pression, le creux, le deuil, et ferme alors la porte à la créativité qui en est consécutive. En refusant la « dé-pression » d’un point de vue organique au développement, elle la suscite d’un point de vue pathologique. Il nous faut réapprendre à accueillir la variation des temps et des moments, dont la dé-pression fait partie. Elle peut certes être paralysante dans le trop, mais stimulante dans le peu, et permettre à l’activité créatrice de la soulager.

Le risque est important de fonctionner dans l’urgence, en écho à la situation sociale et aux situations individuelles et de faire disparaitre alors les espaces de creux. Aujourd’hui les institutions condamnent à une certaine fuite en avant : une fuite dans l’action où l’on enchaîne les prises en charge, les écrits, les réunions avec de moins en moins de temps de vides et d’espaces de gratuité, que l’on appelle aussi les espaces transitionnels. De là l’importance de recréer des espaces de pensées où peuvent s’inscrire des contenus inattendus, non élaborés, et créateurs de symboles « bruts », plus proches de l’inconscient.

Il faudrait réintroduire ces espaces de vide et de creux comme reflet de l’intuition. D’ailleurs, n’est-ce pas dans ces moments de repli que la majorité des artistes et des génies ont pu créer leurs plus belles œuvres ? Car la dé-pression peut aussi être un tremplin créateur, permettant de vivre le vide pour re-sentir, sentir à nouveau dans son corps, et symboliser.

Au contraire du mouvement de rigidification auquel nous assistons aujourd’hui au niveau sociétal, législatif, institutionnel et langagier, qui ne laisse plus de place à l’imprévu et au non-sens, il faut permettre une souplesse, une écoute et une variété de sens. Nous savons que les rêveries diurnes, conscientes et inconscientes, sont nécessaires pour maintenir en éveil l’être créatif. Il faut préserver des espaces pour laisser la pensée vagabonder, pour « avoir l’esprit ailleurs ». L’institution, qu’elle soit sociale, administrative, scolaire ou médicale, manque bien souvent d’aire de gratuité. Les conséquences ne peuvent qu’être dommageables pour les personnes accueillies qui ne bénéficient plus de l’espace psychique permettant un déploiement créatif. Ces espaces de creux impliquent de résister à l’envie forte de poser des mots trop vite. Mots qui étiquettent et qui enferment.
Mots qui ne contiennent plus mais qui risquent de figer les choses dans le sens qu’on veut bien leur donner. Il est bien rassurant de rapidement donner du sens et d’évincer le non-sens angoissant, nous ramenant à notre position passive d’être humain dépassé par l’univers.

Ces espaces de creux impliquent d’accepter cette violence de la confrontation au vide, à l’impuissance, et à l’incompréhension. D’apprendre à savoir dire « je ne sais pas ». D’accepter le non-sens. D’incorporer le non-savoir comme base du savoir. De savoir manquer. De se laisser passivement modeler avant d’activement penser et verbaliser le sens.

A trop vouloir combler et coller du sens, nous ne permettons plus le déploiement de l’espace de créativité dont nous connaissons l’importance dans l’émergence symbolique. Nous nous donnons l’illusion d’avoir réponse à tout... mais le trop de sens nous enferme dans une pseudo réassurance des mots, des diagnostics rapides, des projets qui ne laissent plus de place au vide, donc à l’espace transitionnel nécessaire à l’émergence de l’inattendu et du meilleur.

Dès lors, Hélène Flambard constate que l’individu, l’institution, la société n’ont plus que les maux pour dire le mal dont ils souffrent en silence. Car le mal est aussi dans le trop dit, et pas seulement dans le non-dit.

L’institution doit reprendre corps. Un corps institutionnel qui a besoin d’espaces de vides, de décalages, de transitions. Faire corps avant de donner du sens. Car il s’agit bien de donner du sens, un sens qui reste interprétatif, approximatif, et en perpétuel décalage. C’est à ce moment seulement que les mots posés pourront véritablement prendre sens et devenir créateurs et libérateurs, et non plus limitateurs et enfermants. C’est à ce moment que les mots et les paroles deviendront vraiment porteurs de sens.

« Le néant n’a pas de centre et ses limites sont le néant même.
Le vide n’est pas le néant, car là où il y a du vide, il y a de l’espace autour ... »

Léonard de Vinci

[1Extrait de Corps et symbolisation, par Hélène Flambard, Edition L’Harmattan.

L'institution comme un corps qui a besoin de vides

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