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Le devenir des morts ou la censure de l’éternité

« Donne-nous Seigneur, la vie avant la mort,
dans cette mort que nous appelons la vie »

Patrizia Valduga.

Le devenir des morts n’est plus une question, du moins un sujet que l’on puisse évoquer en public. Chacun est prié de garder l’énigme par-devers soi afin de ne pas contrevenir au consensus commun selon lequel les morts n’existent plus puisqu’ils ne sont plus… là. L’éternité n’étant pas de ce monde, elle est le concept le plus censuré en France au XXIème siècle. Les cadavres ne se donnent plus à voir que sur les écrans de cinéma, de télévision, de jeux vidéo. Le sociologue Jean Baudrillard a réfléchi sur ce phénomène : la télévision est l’instrument de l’évanouissement de la réalité. Elle transforme la mort en une fiction. La mort n’est plus que fictive, « écranisée ». Les écrans œuvrent à la déréalisation absolue de la mort, forme ultime de sa perspective interdite [1]. Un esprit moderne doit centrer son intérêt sur les personnes et se cantonner à leur présence physique. Pour être conforme à la modernité, chacun doit convenir qu’au-delà du corps, il n’y a rien, rien qui vaille que l’on se soucie du devenir des morts. Ce devenir ne porte pas sur les modes de sépultures ou de crémations, mais sur ce que deviennent les personnes. Cette conformité induit une infirmité. « Où mène la mort ? » est devenue une question sans réponse sérieuse, voire dangereuse donc interdite. Et pourtant…

Le ressenti intime de la perte d’un proche contrevient à la « manière autorisée » de penser une disparition. Ce qui était autrefois la préoccupation centrale de l’existence, « faire son salut », et la matrice des civilisations a aujourd’hui disparu. Par oubli, par négligence et par censure.

L’au-delà n’est plus une préoccupation sérieuse. Or, c’est la seule certitude sérieuse que nous avons oubliée : nous mourrons. La pensée politique et médiatique s’interdit d’évoquer cet au-delà comme si la mort constituait la frontière au-delà de laquelle la laïcité serait transgressée. La « mort » est entrée, elle aussi, dans le champ lexical interdit en régime de laïcité. Elle emporte au moins autant d’inconnus que « Dieu ». C’est si vrai, qu’aucun des hommages de la nation rendu, par les autorités civiles, à celles et ceux qui sont morts pour le France, policiers, militaires, enseignants n’ose évoquer le devenir des morts. Il est interdit de les confier à la tendresse de Dieu, cela sous-entendrait que la mort est la porte à la vie en Dieu. Les responsables politiques ne sauraient évoquer les défunts au présent, parce qu’ils ne sont plus. En régime laïc, il n’y a de vie que dans le présent de ce monde. L’au-delà de la mort est innommable. La République ne se contente plus de réguler la vie temporelle, elle a fini par priver les citoyens d’un horizon d’existence transcendant le temps. Séculariser la transcendance de l’être humain, c’est restreindre sa pertinence de vie à ce monde seulement, alors que tout en lui est dépassement, y compris de son cadre temporel de vie.

La mort dans la pensée contemporaine ne renvoie plus à un état de la personne mais seulement à un état du corps. L’évidence biologique fait du mort « un mort ». Le statut du mourant est un statut victimaire (René Girard) qui délègue aux mourants émissaires nos difficultés avec la mort. Nous sommes là en présence de ce qu’il faut bien appeler un sacrifice –les sacrifiés permettent aux autres de vivre en évitant de sacrifier de leur toute puissance, leur illusion de toute-puissance [2]. L’effacement dans les consciences du principe spirituel, appelé il y a peu « âme immortelle » conduit à ce que mourir soit aussi la fin de tout. La mort n’aurait plus de rôle à jouer dans notre « devenir ». Toute question sur le défunt n’a plus de pertinence. Dire d’un défunt qu’« il n’est plus » s’entend au sens littéral et signifie qu’« il n’a plus aucune existence ». Cette compréhension s’est imposée sans peine à mesure que la conscience d’une vie spirituelle cédait la place dans les conversations, aux nouvelles énigmes sur le corps humain liées entre autres, aux découvertes des neurosciences. La possibilité de déclarer inepte la question du devenir des morts est aussi une manière de se rassurer et de neutraliser toute inquiétude à la perspective de mourir : « puisque cela ne débouche sur rien, ce n’est rien… rien de grave. »
Le fait de mourir n’emporterait plus de conséquence, dans la conscience commune, sinon la douloureuse épreuve de la perte d’un être cher. La vie des morts reste bien un tabou absolu.

A rebours de cette tendance si prégnante dans les cercles politiques, scientifiques et surtout médiatiques, il demeure possible d’affirmer que la personne morte n’a pas complètement disparu, précisément en ce qu’elle « est morte », ce qui s’entend « à son état temporaire de vivant corporel ». Or son « organisme spirituel » poursuit - bien que privé de ce corps - un chemin de croissance vers la vie. Notre modernité aura pu vouloir disqualifier ou liquider définitivement dans la nature humaine, ce qui la distingue des autres vivants, en particulier des animaux. Si bien que l’être humain n’est pas réductible à un animal. S’il existe bien une espèce humaine, elle n’est en rien comparable à l’espèce canine, bovine ou équine. La spécificité de la nature humaine se trouve dans sa capacité non seulement rationnelle, mais surtout spirituelle de concevoir une parole par laquelle la vie prend sens. Il conçoit la vie mortelle dans le temps et la vie immortelle hors du temps. Une opposition caricaturale s’est formée entre le monde physique tangible et l’au-delà intangible. Les deux ne sont nullement exclusifs l’un de l’autre. L’horizon de l’existence n’est pas seulement spatial mais aussi temporel. Si l’homme pense dans le temps, sa pensée déborde le temps et lui ouvre un horizon qui n’est pas qu’imaginaire. C’est dans ce qu’il pense et conçoit de l’univers que l’être humain trouve sa véritable consistance. L’être humain est beaucoup plus que sa seule matérialité corporelle. La nature humaine ne saurait se réduire à sa seule dimension visible. Il y a bien de l’invisible dans la nature humaine, qui la constitue comme telle, et la rend apte à une vie relationnelle que les religions s’efforcent d’éclairer. Ce que nous pensons, nous constitue plus profondément que ce que notre corps donne à voir de nous. Connaître une personne ne se limite pas à identifier un visage, mais à connaître sa pensée. De bout en bout la vie n’est qu’un engendrement, à la fois dans la chair et dans l’esprit.

Au XXème siècle en Occident se met en place un rejet social de la mort comme le décrit l’historien Philippe Ariès. « A notre époque, la mort est devenue l’innommable. Tout se passe désormais comme si, ni toi ni ceux qui me sont chers, nous n’étions plus mortels. Techniquement, nous admettons que nous pouvons mourir, nous prenons des assurances sur la vie pour préserver les nôtres de la misère. Mais, vraiment, au fond de nous-mêmes, nous nous sentons non mortels. Et, surprise, notre vie n’en est pas pour autant dilatée ! » [3]. Nos sociétés modernes, terrassées par l’effroi des guerres meurtrières, mais renées à l’espérance d’un monde meilleur par la promesse des techniques, se sont évidées elles-mêmes de toute considération pour le devenir des morts. Elles ont conçu une anthropologie exclusivement matérialiste, sans profondeur réduisant la personne à son corps, et sa pensée à son cerveau. L’esprit ou l’âme, siège des désirs infinis de l’être humain, devait disparaître. Si l’on songe aux conséquences terribles du mésusage de la liberté, il est préférable de renoncer à considérer la destinée éternelle du principe spirituel, de l’âme, qui les a causés. Il est même préférable de déclarer l’être humain sans âme, puisqu’il s’est montré sans cœur : l’être humain ne mérite plus de destinée éternelle. Le mythe tombe dans une punition amplement méritée. Le grand malaise de l’Europe, qui emportera la civilisation occidentale européenne, vient de la perte de considération pour la « parole » (mythique, biblique et évangélique comme l’évoquait René Girard) comme marqueur spirituel spécifique à la nature humaine. C’est seulement parce qu’une parole se tient en l’homme que l’homme se tient en vie, car la parole seule est source de vie pour les êtres humains. La perte de l’essence de la commune nature humaine a engendré des essentialismes identitaires de toutes sortes : la race, le sexe, l’histoire … Comment l’être humain saurait-il où il va, s’il ne sait qui il est ?
Le christianisme en Europe reste le fragile gardien de cette connaissance anthropologique, révélée à l’humanité pour qu’elle conserve le primat de la vie de l’esprit sur le monde matériel et en découvre la véritable fécondité : celle d’une naissance à une vie sans mort (sans terme). « La vie, pour la civilisation chrétienne, c’est bien plus qu’un chiffre de personnes épargnées par la mort dans une vision purement biologique et comptable. La vie ne se réduit pas une fuite éperdue de la mort ; la vie, c’est l’éternité en devenir. L’autorité politique qui a la charge du Bien commun doit tenir compte de l’économie, de l’éducation, des relations sociales, mais aussi laisser une place à l’espérance. Une peur excessive de la mort biologique peut faire oublier ce qui est le propre d’une vie humaine » [4].
La poésie (poiesis en grec) est faiseuse d’homme. Elle enveloppe chaque existence lourde d’un mystère que nul ne peut surplomber. « Le Verbe était la vie des hommes » déclare le prologue de saint Jean. « Le Verbe s’est fait chair » afin de détruire par sa mort le mur de l’absurdité de la vie, et dévoiler que toute personne demeure elle-même jusque dans la mort une vivante parole de Dieu. La mort d’une personne n’est pas le mutisme de Dieu. C’est lorsqu’il a conçu la radicale purification de la mort que l’homme peut raisonnablement comprendre la vie, et de mortel devenir vivant. La mort n’a plus le dernier mot si tôt que l’homme consent à « être prononcé » dans le souffle divin.

« Il y a une vie mortelle et il y a une mort vitale. Les séparer et faire disparaître la mort, contrairement à ce que nous avons cru, ne fait pas du bien à la vie » écrivait Chiara Giaccardi. Si nous renoncions à énoncer une « parole » sur le devenir des personnes défuntes, entrées en « état de mort », cela prouverait que nous avons implicitement renoncé à vivre. En effet seule une parole sur la mort remporte ultimement la victoire sur la mort. Juifs et chrétiens demeurent les témoins d’une promesse de vie qui a façonné les cultures et le développement de l’Europe. S’ils doivent se décider à la faire connaître plus énergiquement, il faut encore que les sociétés bientôt englouties par le déluge des paroles-machines, pourtant muettes sur ce grand mystère, se décident à questionner la signification authentique de la nature humaine. Ces deux défis ne sont pas des moindres. Et s’il est vrai que c’est à partir de la conscience de l’au-delà de cette vie mortelle que les grandes civilisations se sont toutes édifiées et sur la nécessité de se préparer à la vie qui vient, ce sera à l’aune des paroles que nous partagerons sur ce que nous sommes vraiment et sur ce que nous disons du devenir des morts, que nous donnerons un avenir à notre civilisation. Paradoxalement, il n’y a pas d’avenir pour ceux qui renoncent à penser la mort. C’est à condition d’accueillir avec humilité la réalité de la mort que la vie trouve toute son amplitude.

Lorsque l’Etat et avec lui, la parole politique et médiatique, décide de ne pas intégrer le questionnement spirituel des citoyens sur le devenir des morts, de ceux qui furent membres de la société, il envoie le message de son propre renoncement à la profondeur réelle de l’existence. C’est en refusant de considérer et d’intégrer la richesse que représente la perspective de l’au-delà, que l’Etat trahit une logique athée. La République ne reconnaît aucun culte, sinon celui du seul temps présent, délié de son rapport à l’avenir de chaque citoyen. Cet avenir sera implicitement prédéterminé par la tombe ou la crémation.

Nous pensons à tort que seuls l’origine, l’extraction sociale, les acquis culturels sont déterminants pour le dynamisme de la vie sociale. Or, la perspective de l’au-delà est elle aussi génératrice de dynamisme dans l’existence des citoyens. C’est une logique de richesse de l’avenir, qui dépasse le seul avenir temporel. Combien savent jouer aujourd’hui de l’avenir de la planète pour emporter des transformations ? C’est donc que la logique du devenir est un des leviers les plus puissants dans l’agir humain. « Le plus grand obstacle à la réussite est l’autocensure » expliquait le spationaute Thomas Pesquet, dans une interview du Monde le 7 janvier 2019. Il se projetait dès ses 3 ans dans l’espace avec une navette spatiale en carton. Ce sont les rêves qui puisent l’énergie d’habiter notre monde. De quoi rêvons-nous en ce moment si particulier ? C’est à l’évidence sur le devenir de l’homme, que se vérifie la réelle divergence de pensée entre l’Etat laïc et la société ouverte à la foi en la vie éternelle. Ce n’est pas parce que l’Etat n’a pas de prise sur l’au-delà qu’il doit en nier la perspective et l’existence dans le cœur et la pensée des citoyens. Au contraire, il ferait preuve de bien plus d’humanité et d’une bien plus sincère considération pour la vie de la cité s’il savait nommer l’invincible espérance en la vie éternelle, inscrite par nature dans l’esprit de toute personne. « L’État a du mal à penser la mort au-delà de son aspect statistique. Cela supposerait une dimension métaphysique dont il est privé. Il renvoie la mort à la subjectivité des croyants, à leur vie privée » [5].

En renonçant à connaître ce que la nature humaine a de spécifique, notre génération a perdu la conscience de la destinée humaine qui ne se réduit pas à l’expérience corporelle temporelle. La mort n’est pas seulement pour l’être humain un évènement biologique. Elle est un évènement spirituel et le lieu d’une révélation sur la vie ! C’est pourquoi Saint Benoît exhorte ses moines à penser quotidiennement à la mort (cf. Règle de Saint Benoît 4, 47), non pour leur faire peur mais pour les inciter à repenser sans cesse le sens de l’existence. Le terme de la vie du corps réalise l’expérience d’un passage d’un état à un autre. La connaissance exhaustive de la nature humaine est précieusement conservée par le christianisme qui reçoit dans le Christ, la signification de la nature humaine et l’état ultime de « vivant » vers lequel s’oriente toute personne. « Vivant » à raison de la communion dans et par l’amour, que tout un chacun peut déjà pressentir lors de son expérience terrestre. « Si nous acceptons la mort, nous pouvons nous y préparer. Le parcours est de grandir dans l’amour envers ceux qui cheminent avec nous, jusqu’au jour où « il n’y aura plus de mort, ni de pleur, ni de cri ni de peine » (Ap 21, 4) » [6].

Nous avons voulu montrer qu’une acception étroite de l’être humain réduite à son corps, opère une blessure et une censure. Une blessure dans la conscience des citoyens, qui sont plus que leur seul corps et une censure pour le corps social qui se prive du dynamisme inhérent à la perspective d’atteindre un but, fut-il référé à un autre cadre que l’espace-temps. L’éprouvante pandémie que connaît l’humanité conduit à reposer la question de la signification de la nature humaine et du réel devenir de chacun.

« Dans la vie, comme sur la palette de l’artiste,
il n’y a qu’une seule couleur qui donne un sens à la vie et à l’art
 la couleur de l’amour. »

Marc Chagall.

Notes :

[1Jean Baudrillard, « L’Echange symbolique et la mort »

[2Robert-William Higgins, « L’invention du mourant. Violence de la mort pacifiée », revue Esprit de janvier 2003

[3« Histoire de la mort en Occident », Philippe Ariès

[4Père Emmanuel-Marie Le Fébure dans le Grand Entretien du Figarovox le 19.06.2021

[5Père Emmanuel-Marie Le Fébure, opcit.

[6Pape François, Exhortation apostolique Amoris Laetitia


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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