Si à travers les siècles, la mission de l’Église du Seigneur ne change pas quant à sa finalité, elle doit s’adapter aux transformations que connaissent les sociétés au sein desquelles elle est insérée. Annoncer la parole du Salut en Jésus ressuscité, sanctifier les âmes en les ouvrant à l’amour rédempteur et gouverner la communauté chrétienne afin qu’elle demeure servante de l’unité des peuples constituent les trois invariants de sa mission. Elle est entrée, avec toute l’humanité dans l’ère numérique. Les interfaces techniques sont omniprésentes et transforment les relations humaines. L’Eglise scrute, en témoin attentive, les effets et la signification des révolutions industrielles successives. Elle s’efforce de préserver dans les consciences, les fondements de la dignité humaine. Elle les partage à toute personne de bonne volonté. Sous la conduite de Léon XIV, l’Eglise catholique entend discerner les nouveaux signes des temps et s’engager dans la défense du bien commun et de la dignité de toute personne.
Avec l’essor de l’intelligence artificielle (IA), la révolution numérique est entrée dans une nouvelle phase de son développement. La rapidité des innovations et l’absence de régulation inquiètent. Le Pape François, dans son message pour la Journée mondiale de la paix en 2024 avait déjà rappelé « les dimensions invariablement humaines et éthiques de tout progrès scientifique et technologique ». Il affirmait que « les développements technologiques qui ne conduisent pas à une amélioration de la qualité de vie de toute l’humanité, mais au contraire aggravent les inégalités et les conflits, ne peuvent jamais être considérés comme un véritable progrès ». Qu’est-ce que la qualité de vie de l’humanité ? Quel est son milieu de vie sinon celui de la parole ? Apparemment anodines, les machines parlantes sont en réalités des innovations d’une extrême dangerosité. Leur point d’impact est directement le psychisme de l’être humain. C’est à travers la parole, que s’édifie une personne humaine et son équilibre dans l’existence.
Avec la diffusion massive des technologies numériques, la culture orale s’est lentement effacée. Plus exactement, l’art de la parole a cédé le pas aux machines « parlantes ». Le génie oratoire a laissé la place à des intonations journalistiques stéréotypées. La manière de parler est codifiée et entraîne, selon les mots d’une journaliste, dans une « grande lessiveuse » de l’esprit. Désormais, ce qui parle, c’est l’image. Un flot ininterrompu d’images dont des images générées par l’IA, envahissent nos écrans, alimentent les commentaires et vident les esprits, non sans la complicité des médias eux-mêmes. On tolère des outrances qui relativisent les normes, et finissent par renormer tout l’écosystème. « Une chose caractérise notre époque » disait Paul Virilio en 2001, « : le déséquilibre ».
C’est dans ce contexte de déséquilibre que l’Eglise doit répondre de sa mission. Elle n’a pas de pouvoir sur les géants du numériques qui construisent ces Léviathans modernes, ni sur les Etats qui se couchent devant la bête vendeuse de promesse de croissance économiques et de revenus. Le temps semble venu pour les « serviteurs de la parole », les témoins du « Verbe de vie », entendez les chrétiens, d’assumer leurs responsabilités d’adultes dans la foi et de se mettre au service de la défense de la vie intérieure. L’heure n’est nullement à la concurrence entre les religions à laquelle des courants politiques tentent de rallier des haines, d’instrumentaliser les peurs afin de capter des voix. L’heure est venue, pour les êtres parlants que nous sommes – par grâce – de rappeler que toute parole qui ne concourt pas à la vie en détourne la saveur et plonge dans la solitude et le désespoir. De même que l’amour s’annonce en aimant, le pouvoir du verbe s’annonce en parlant. Telle est la leçon centrale du Christianisme :  la parole n’est jamais neutre, elle est bénédiction ou malédiction. La parole est au cœur du récit de la Genèse, texte trop vite moqué derrière sa forme de mythe avec son jardin d’Eden, ses fruits de l’arbre et son serpent parlant. Toute parole qui ne concourt pas à la vérité aliène l’esprit. Si les machines parlent et crient de la haine, si les algorithmes malins nous enferment dans des bulles informationnelles, les technologies de la parole artificielle finiront par abolir tout dialogue et interdiront le questionnement. Toute vraie parole sourd de la profondeur divine de l’homme. Elle est la vie de son âme. Le devoir d’un chrétien aujourd’hui n’est-il pas de savoir ce qui fait notre humanité commune, ce qui la distingue de l’animalité et de la machine ? Le devoir d’un chrétien aujourd’hui n’est-il pas de dire ce qu’il croit, en qui il croit et ce que cela change dans l’existence ?  Voici sa foi en peu de mots : 
1/ Toute personne vit de paroles et le Verbe donne la vie. 
2/ Le Christ est le Verbe, sagesse de Dieu. Rien ne trouble davantage l’esprit humain qu’une parole délirante.
3/ Le Verbe de Dieu enfin restaure dans les consciences, la filiation divine de l’humanité, et établie une fraternité nouvelle, que l’Eglise incarne et prophétise.
C’est forte de cette espérance, que l’Eglise doit se confronter au projet technopolitique contemporain. Ne vise-t-il pas à saper la paix civile sans laquelle disparaît, à son tour, la démocratie représentative ? Du smartphone à la dictature, il n’y a qu’un pas. Il passe par nos cerveaux en écrasant les facultés spirituelles. Quand le réflexe prend le pas sur la réflexion, l’alerte doit sonner.
Nos sociétés se réjouissaient de vivre à l’ère de la « libération de la parole ». Elles trouvaient dans les technologies le moyen de dire sur les écrans à l’échelle planétaire, ces vérités qui demeuraient cachées. Mais voilà que la machine parle à son tour et vient engloutir nos paroles libérées, jusqu’à saturer l’espace de leur réception. La parole humaine trouvera-t-elle encore un espace d’accueil dans les esprits et les cœurs ? « La Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, à travers leurs paroles et leur histoire ; l’aspect divin de la parole n’est pas immédiatement perceptible » disait Benoit XVI, à l’inauguration du Collège des Bernardins à Paris en 2008. Combien ces paroles sont devenues prophétiques ! Doit-elle laisser place à la parole des machines ? Qui se lèvera pour défendre la parole humaine dans sa fragile expression ? La torture moderne n’est-elle pas un flux ininterrompu de paroles s’écoulant dans les esprits pour ruiner tout espoir d’entendre Dieu, de penser et de lui répondre ?
La culture politique du XXe siècle se dissout peu à peu dans les flux numériques. Ce n’est pas tant la fin de « la parole » que celle de l’homme de parole. Les désolantes postures théâtrales auxquelles sont réduits les responsables politiques, dans l’hémicycle ou sur les plateaux de télévision, attestent leur soumission au monde des images. L’ogre numérique peut-il digérer nos organes politiques sans réaction ? Avons-nous à ce point perdu la conscience du rôle du verbe de vérité dans la vie humaine et dans la société ?
La véritable inquiétude est ailleurs cependant. Car après avoir vu le monde consentir à la diffusion massive de paroles dégénérées par ordinateur, paroles vides de toute présence, le risque d’un retour de balancier cherchant la purification de l’espace mental des gens, est bien réel. Pire que de se noyer dans un flux de paroles indigestes, il y a la volonté de faire régurgiter de force ce qui a été ingéré ou assimilé, au moyen d’une nouvelle police de la pensée. Déjà des appels à l’hyper-contrôle des flux numériques se font entendre. Les intégrismes se nourrissent toujours des déviances du passé. Il faut se demander à quelle violence prépare l’hybris technologique des gamins de la Silicon Valley ?









