L’expression d’« intelligence artificielle » est trompeuse. Chacun sait à présent qu’elle remonte à 1956 (conférence de Dartmouth) et cache « du traitement informatique des données et de la programmation » [1]. Elle participe de cette novlangue dont George Orwell avait pressenti l’arrivée dès 1949 avec son célèbre roman d’anticipation « 1984 ». Elle incite à anthropomorphiser des machines, à leur prêter des capacités, comme l’intelligence, l’apprentissage, la compréhension, l’empathie, et même la parole. Or la machine n’a pas de « verbe », elle n’a pas d’intériorité et ne peut concevoir du sens pour elle-même. Elle ne partage pas du sens comme un ami, mais du résultat statistique. Et cependant, elle installe une dépendance. La puissance des calculateurs est si grande et rapide qu’elle simule une présence en offrant une possible conversation. L’illusion d’une altérité est parfaite et plaisante, d’autant que la machine parle à la première personne, comme si elle était capable de prendre conscience d’elle-même. La vigilance s’impose « car il n’y a évidemment aucune sorte d’intériorité dans l’IA, mais seulement un nouveau type d’automatisation qu’on peut qualifier de « numérique » ou « computationnelle » [2].
La philosophe Anne Alombert recommande d’aller au-delà de la fascination pour la capacité des machines et s’interroger sur les effets de ces nouveaux automates numériques sur nos capacités mentales, psychiques et intellectuelles. Que se passe-t-il en nous lorsque nous déléguons la pensée à des calculateurs ?
Le premier risque est l’uniformisation du langage. Le fonctionnement probabiliste va normer notre expression. Nous risquons d’intérioriser des habitudes mentales en conversant avec ces dispositifs. Par effet de mimétisme, nous serons incités à parler comme les machines, pour être mieux compris d’elles.
Le second risque est celui d’une atrophie de notre être profond. L’intériorité humaine se nourrit de l’intériorité des autres, en captant l’orientation de leur être vers la vérité. Il n’y a aucune sorte d’intériorité dans l’IA, seulement un nouveau type d’automatisation, des calculs statistiques sur des masses de données pour générer des expressions probables. Quiconque dit « je » se dévoile et se livre. C’est une technologie de l’intime qui pénètre l’espace sacré de la conscience. Nous risquons donc d’absorber les biais idéologiques des algorithmes. Qui s’inquiètera de cette intoxication psychique ? En déléguant à des machines des tâches d’élaboration intellectuelle, nous déléguons ce par quoi nous devenons vraiment humains. L’être humain en effet s’accomplit à raison du sens qu’il donne à son existence et au monde qui l’entoure. « Le langage apparaît comme une autre colonne vertébrale de nos vies : chacun se tient dans son discours sur soi-même. En fait chacun se raconte plus ou moins. Nous lisons sans cesse notre vie, et nous nous la racontons. C’est vital. De même que les protéines contenues dans les aliments dont je me suis nourri ont fabriqué mon organisme, les paroles dans lesquelles j’ai été immergé ont fabriqué mon psychisme. Les protéines sont les briques du corps ; les paroles sont les briques de l’âme. « Les autres me parlent, donc je suis. » Je suis le précipité de leurs paroles. Leur verbe s’est incorporé en moi. C’est ce rôle vital du langage que soulignait le grand linguiste Émile Benveniste, dans une formule laconique qui, au-delà de son apparente banalité, se révèle très profonde, pour peu qu’on prenne le temps de la méditer : « Le langage sert à vivre », écrivait-il. » [3]
L’usage inconsidéré des machines parlantes fait courir le risque d’assimiler des paroles déprotéinées de toute véritable profondeur. Ce sont des paroles qui n’engagent pas la personne qui parle, précisément parce qu’il n’y a personne. Or nous assimilons plus que des contenus de connaissances, nous assimilons la vérité qui se manifeste dans la personne qui se donne et s’engage dans sa parole. Si l’échange des consentements dans la liturgie du mariage catholique est si importante, c’est que cette parole est promesse du don de soi. On image mal engager sa vie sur la promesse d’une machine, pour qui la quête de bonheur n’existe pas. C’est la promesse de vie et de vérité contenue dans la parole humaine qui révèle et fait la personne. La personne se tient dans sa parole, si bien qu’une parole donnée implique que la personne se donne aussi.
L’heure est au réalisme face à la puissance de séduction des technologies, car la commodité crée la nécessité. Sans nous en apercevoir, le fait de dialoguer avec des machines prive de l’horizon du bonheur et de l’éternité que seule manifeste une personne humaine. Cela contrevient à l’édification intérieure dans notre propre verbe qui porte le monde et nous tient en vie. Le sens ultime des réalités ne peut dépendre d’une production statistique mais seulement d’une parole inspirée, qui dit le monde parce qu’elle le créé, le contient et le porte à sa plénitude.