On s’inquiète souvent, à juste titre, des effets des réseaux sociaux sur la santé mentale des personnes et sur la santé politique des démocraties, mais on oublie un aspect majeur de la vitalité démocratique : la conscience citoyenne, préalable de résistance à toutes les influences. Or, cet aspect est sous-estimé sinon totalement oublié. Seule une réflexion articulant psychologie, éthique civique et anthropologie spirituelle, pourra préserver les démocraties d’un effondrement venu de l’intérieur.
Responsabilité, vérité et unité forment comme les piliers du bien commun. Il n’y a pas de démocratie à moins d’avoir ces trois enjeux comme des acquis préalables pour tout citoyen digne de ce nom, vraiment apte à l’expression citoyenne. Autrement dit, lorsque nous considérons les effets des technologies sur la démocratie, nous omettons de dire qu’elle présuppose dans l’individu des dispositions particulières. Cet oubli réduit la démocratie a une forme libérale d’expression politique : chacun serait libre de dire ce qu’il veut, de voter pour qui il veut, sans avoir jamais compris que cette liberté est ordonnée dans son principe même à la recherche du bien commun, et non à ses intérêts purement individuels ou catégoriels. Nous n’avons plus qu’une vision tronquée et consumériste de la démocratie. Nous l’enseignons comme un droit libéré de ses devoirs.
Or, tout comme un consommateur porte une responsabilité dans ses achats, l’électeur porte aussi une responsabilité dans son vote. Il n’est pas moralement juste de dire qu’en démocratie, chacun a le droit d’avoir les opinions qu’il veut et voter pour qui il veut quelle que soit la teneur des promesses électorales. En démocratie, les électeurs sont présumés majeurs et responsables, c’est-à-dire en capacité de chercher les chemins qui édifient une société pour protéger son unité et lui donner un avenir. Le vote de chacun emporte des effets pour tous. Il semble que personne ne veuille endosser ce rôle de rappeler les règles du jeu. Or en démocratie, il y a des principes, des présupposés que nous sommes en train de laisser filer dans les sables mouvants de l’individualisme, totem des discours politiques irresponsables, dont les effets corrosifs s’attaquent aux structures mêmes de la société, à l’unité de ses membres dans une identité commune : la citoyenneté.
Si ce mot en venait à ne plus rien signifier pour des électeurs, il faudrait se demander jusqu’où la participation aux élections serait encore possible. L’ivresse de consommation numérique individuelle rend le citoyen immature et le soustrait à sa mission et à sa responsabilité. Comme si des joueurs d’une équipe de football n’avaient pas tous d’abord l’idée claire et le désir affirmé qu’ils sont ensemble dans un même but : faire gagner leur équipe. Ce n’est jamais d’abord pour soi, que l’on vote lors d’une élection, mais pour sa commune ou son pays, selon les élections. Sans une conscience préalable d’appartenance à un corps, il n’y pas de démocratie qui tiennent. Or, les réseaux sociaux désocialisent, isolent dans des bulles, plus qu’ils ne développent la conscience d’appartenir à un corps social.
La démocratie est plus qu’un système juridique et institutionnel. Elle est fondamentalement, une forme de vie qui repose sur des dispositions intérieures : une certaine manière de se rapporter à soi, aux autres et au bien commun. Aucune démocratie ne peut fonctionner durablement si les citoyens n’ont pas les dispositions psychiques et spirituelles nécessaires pour exercer leur liberté de vote de manière responsable. Cette attitude responsable n’est plus du tout une évidence, elle est le fruit d’une maturation psychique et civique, d’une éducation à la vie commune, dont la famille est la première matrice. Or, sans respect du rôle éminent des familles, c’est tout l’édifice social qui perd ses forces éducatives.
Restaurer une conscience citoyenne authentique suppose d’œuvrer pour permettre d’acquérir des dispositions telles que la maturité intérieure, la capacité de discernement, la responsabilité personnelle, la maîtrise de ses affects et la capacité de faire face au conflit. Une citoyenneté authentique suppose en outre des dispositions spirituelles, comme le sens de la vérité comme exigence intérieure, la transcendance du bien commun et l’unité comme bien supérieur de la vie sociale. Or, notre époque non seulement peine à affirmer de tels principes anthropologiques et spirituels, mais elle voit la démocratie érodée par la dissolution de la responsabilité individuelle, la crise de la vérité comme fondement de la vie sociale et le primat des intérêts catégoriels sur le bien commun. La démocratie est « l’institution de l’intelligence collective ». Elle ne peut fonctionner durablement sans citoyens intérieurement formés.
La crise actuelle des démocraties n’est donc pas seulement le fait des technologies de l’information, elle est aussi en profondeur une crise de la conscience civique et spirituelle. Par peur de passer pour un « père la morale », personne n’ose le dire. Réhabiliter la démocratie suppose donc un travail patient sur les âmes autant que sur les institutions : une éducation à la liberté responsable, à la vérité exigeante et à l’unité comme bien supérieur. Sans cette conversion intérieure, aucune réforme politique ne pourra sauver la démocratie de sa propre dissolution.


