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Liberté d’expression et civisme numérique

Les graves tensions géopolitiques, les difficultés nationales et internationales à s’écouter et à dialoguer, nous obligent désormais à analyser sans tarder et avec attention les effets inattendus mais prévisibles, de l’usage massivement répandu des réseaux sociaux. Dans leur ouvrage « Médias dits sociaux ou médias dissociants ? » Elisabeth Gardère et Philippe Viallon [1] proposent une analyse très fine des transformations sociales induites par l’immersion dans le monde numérique. « L’écosystème des réseaux sociaux s’intéresse davantage aux relations et interactions qu’aux éléments échangés » observent-ils. Si les plateformes doivent soigner la modération de ce qui circule sur les réseaux, elles doivent surtout apprécier la nature de ce qui est posté. A ce stade, la liberté d’expression a servi de prétexte à un généreux laxisme. Qui tente vraiment d’expliquer pourquoi il faut apprendre à résister à la tentation de céder à l’expression désinhibée avec ou sans anonymat ? La liberté d’expression est vitale pour les sociétés démocratiques mais elle leur deviendra fatale, si l’on en use pour saper les fondements même du cadre social, pour déchirer le tissu social.

« Ce qui fait la force de ces réseaux » disent les auteurs, « c’est le nombre de connexions qui existent, qu’il s’agisse du nombre d’individus connectés ou du nombre de connexions par individu. (…) Dans les réseaux sociaux numériques, les liens faibles (avec des personnes qui ne sont pas des amis proches et même pas de simples connaissances) deviennent des liens forts parce qu’ils permettent de rentrer dans des réseaux auxquels les individus n’ont normalement pas accès. Les individus sont de manière paradoxale plus influencés par les relations distantes que par celles de leur entourage proche. Cela pose la question de la confiance. »

« Chaque individu se construit une réalité qui ne correspond pas forcément à celle que les autres ont construite et c’est la source de nombreux problèmes de communication.(…) Les médias sociaux sont un exemple original de la construction d’une réalité… clic après clic, les internautes se construisent un monde qui leur ressemble, qui leur plaît, les moteurs de recherche mémorisant leurs intérêts et modulant leurs offres en fonction, les sites commerçants leur envoyant des messages adaptés, sans prendre conscience que ce monde miroir est un monde qu’ils se sont eux-mêmes construits. »

Dès lors, plus les représentations divergent et moins les individus répondent de la réalité d’un monde commun. Un relativisme s’installe. « Toutes les opinions se valent puisque chacun peut avoir sa vision du monde. Même les connaissances scientifiques sont relativisées puisqu’elles échouent à présenter des vérités absolues. Elles sont renvoyées à des constructions sociales résultant des interactions entre chercheurs. Dès le moment où l’émission d’information n’est pas contrôlée par une structure compétente, chacun peut dire ce qu’il veut. Une des caractéristiques des médias sociaux est que des vérités acceptées par la communauté scientifique se trouvent à un clic de théories fumeuses, qu’une information issue d’un travail d’enquête sérieux de journalistes côtoie une désinformation, voire une fake news intentionnelle ou accidentelle [2]. »

Il nous faut donc prendre aujourd’hui la mesure de l’extraordinaire fragilisation de notre société lorsque la vérité est sacrifiée sur l’autel de l’opinion. Il faudra prendre le chemin de la redécouverte de la nature humaine pour comprendre qu’il faut absolument protéger le goût du vrai et la saveur de la vérité. C’est elle, la vérité, qui conditionne la possibilité d’un ordre social, d’une vie commune en société au sein de laquelle chaque membre bénéficie de la sécurité de cet ordre social autant qu’il doit prendre sa part pour le défendre. La vérité est le seul gage de stabilité dans le monde humain. Aujourd’hui, encore dans l’ivresse d’une expression débridée sur les réseaux sociaux, nous n’avons plus assez le souci d’œuvrer d’abord à la vérité. A l’heure où il nous revient de défendre à nouveau et sans réserve la liberté d’expression face aux censures sécuritaires, il faut redire combien la liberté d’expression, en particulier sur les réseaux, doit toujours être accompagnée sinon précédée d’une responsabilité de scruter ce qui est exprimé. La liberté d’expression n’est jamais aussi bien défendue que lorsqu’elle est accompagnée d’une instance critique et d’une volonté d’apprécier en raison ce qui méritera d’être partagé ou au contraire contredit.

Qui ignore que le mal existe ? Qui ignore qu’il est à l’œuvre dans le monde ? Le Mal cherche par tous les moyens à entrer dans l’espace des corps, des cœurs et des intelligences. Si la puissance du numérique peut diffuser des propos ineptes, elle ne doit pas prendre la place de l’Annonce qui fait vivre, relève et guérit. La raison doit retrouver son ascendance sur l’émotion, le logos sur le pathos. C’est donc à un civisme numérique qu’il nous faut aujourd’hui travailler, c’est à une conscience citoyenne renouvelée à partir des bénéfices supérieurs de la vérité.

Notes :

[1Elisabeth Gardère et Philippe Viallon, « Médias dits sociaux ou médias dissociants ? », Edition Deboeck supérieur, p.41

[2Elisabeth Gardère et Philippe Viallon, « Médias dits sociaux ou médias dissociants ? », Edition Deboeck supérieur, p.42


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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