Masculin et féminin : que révèle la querelle du genre ?

Dans son dernier essai, « Un Corps à soi » (Seuil, 2021), Camille Froidevaux-Metterie professeure de sciences politiques à l’université de Reims Champagne Ardennes, s’approche à nouveau du corps des femmes avec l’intention d’œuvrer à leur libération. En effet, le corps des femmes est « objet » de captations physique ou idéologique. Il doit devenir un « sujet » et se libérer des stéréotypes qui l’emprisonnent. Nous sommes là face à la question de la vie relationnelle des hommes et des femmes, de la complémentarité des genres masculin et féminin et de la quête d’une harmonie heureuse.
Camille Froidevaux-Metterie s’attaque à trois domaines d’aliénation du corps des femmes : l’apparence, la sexualité et la maternité. Les femmes sont les otages d’une trajectoire de vie qui les enferme dans ce triple impératif : plaire aux regards (des hommes), satisfaire les hommes au lit, et donner naissance à des enfants. Notre société prend-elle conscience de ce qu’elle impose aux femmes ? Un corps qui, s’il peut concevoir un enfant, ne doit pas se réduire à la maternité. Un corps objet de fantasmes et de plaisir masculin, qui doit se libérer des codes de séductions masculins (mais aussi de la tentation du marché). Le corps des femmes est toujours l’otage d’une forme de diktat social.
De plus, la revendication à plus d’égalité pousse au jeu concurrentiel des sexes et installe une rivalité avec les hommes dans la vie professionnelle. Cette nouvelle injonction s’ajoute aux précédentes et les enferme encore plus dans une spirale d’échec. Pour Camille Froidevaux-Metterie, la société assigne la condition féminine à sa disponibilité sexuelle et à une fonction maternelle, si bien qu’être un corps féminin soumet à une forme de violence quasiment ininterrompue. Un tel regard critique ne manque pas de justesse, et permet d’interroger les modèles sociaux qui se sont perpétués au fil de siècles. L’Eglise catholique ne peut manquer de se laisser interroger sur sa propre attitude à l’égard de la place des femmes dans les sociétés et dans son histoire.

Cependant Camille Froidevaux-Metterie entend porter le coup final à ces injustices au moyen de la négation du genre qu’inspire les courants LGBTQI+ … C’est là un nouveau défi : celui de la préservation du genre masculin et féminin, car la solution la plus efficace peut-elle seulement consister à nier la véracité de la sexuation des corps ? Selon les nouvelles théories du genre, nous serions dans l’erreur en pensant qu’il n’y a « que » deux polarités masculine et féminine. D’ailleurs les femmes ne seraient-elles pas les otages d’un corps féminin ? La racine des violences et des discriminations tiendrait donc dans la bipartition de l’humanité en masculin et féminin. Le féminin et le masculin seraient des constructions sociales plus que des évidences biologiques. Des évidences que les sciences elles-mêmes contesteraient ouvrant la voie à « 50 nuances de genres ». Depuis quelques décennies, les études de genre pilonnent la différenciation sexuelle, devenue sordide. « Les sujets dont les féministes se saisissent depuis une dizaine d’année concernent le script sexuel dominant hétéronormé, les violences gynécologiques et obstétricales, les violences sexistes et sexuelles, c’est-à-dire la vie intime et sexuelle des femmes. C’est-à-dire, aussi, ce qui avait d’une certaine façon, échappé à la prise féministe » disait Camille Froidevaux-Metterie sur France Culture [1].

La société doit donc être délivrée de la sexuation des corps en deux genres. Il faudrait cesser d’assigner à un enfant une appartenance de genre du fait de son sexe de naissance. Au contraire, il conviendrait de l’éveiller à tous les possibles.
Ainsi la théorie du genre se propose d’être un instrument politique de libération des appartenances à des genres déterminés. C’est parce qu’il y a des genres (deux en l’occurrence) que les sociétés sont violentes et que les femmes sont dominées et soumises au pouvoir du patriarcat. Il faut donc non seulement cesser de prétendre à l’existence de deux genres définis, relevant d’une norme naturaliste, mais il faut également soustraire les sexes à leur réciprocité naturelle : le masculin et le féminin pourtant ordonnés l’un à l’autre affectivement et sexuellement (d’un simple point de vue morphologique) ne devraient plus être liés l’un à l’autre.
Affectivement, parce que l’homosexualité serait la preuve du contraire, et sexuellement parce que les femmes trouveraient davantage de plaisir, seules, que dans l’acte de pénétration. Cette dénonciation de l’ordination naturelle à la réciprocité des sexes masculin et féminin est un moteur de la théorie du genre.

Dès lors, s’il n’est plus établi que la différenciation visible somatique (sexuation du corps) contient et révèle un principe invisible d’accueil de l’autre et de don de soi à l’autre sexe, il devient logique de vouloir soustraire la sexuation du corps à une ordination relationnelle naturelle à l’autre sexe. Si le masculin et le féminin existent en soi sans finalité, il devient logique de les soustraire à une signification particulière et de les dégenrer. Cette soustraction du corps sexué à son genre, se réalise au moyen de la trans-identité. La transition d’un sexe à l’autre semble devoir devenir une possibilité offerte à tous, affirmant sa liberté et sa non-assignation à un seul genre. La bi-partition de l’humanité en masculin-féminin serait un archaïsme issu du patriarcat. Le concept de « transition » permet de s’affranchir d’une assignation naturelle de naissance (personne n’a choisi son sexe de naissance). Cette licence transitionnelle pour tous s’appuie sur les souffrances bien réelles de personnes en difficultés dans la relation à leur corps. Enfin, les partisans de ces théories exigent une soustraction totale à toute référence sexuée, de sorte que l’idéal de la théorie du genre sera d’avoir éliminé toute référence à l’existence d’une sexuation différenciée. L’idéal est d’être a-genré, c’est-à-dire asexué. Ainsi la libération de l’oppression patriarcale consisterait in fine à faire disparaître ce par quoi le mal est venu : la sexuation du corps.

Mais dé-genrer l’humanité, n’est-ce pas la dégénérer au sens propre ? En effet, la génération humaine vient toujours par la rencontre des deux genres et offre à l’enfant l’un des deux genres, masculin ou féminin. Nous naissons tous fille ou garçon. Les très rares cas d’indéterminations ne permettent pas d’énoncer l’existence d’un autre genre. Notre époque se caractérise par une telle perte du sens de la vie de l’âme (vie psychique et spirituelle), qu’il ne reste que la visibilité physique du corps pour exprimer l’affirmation de soi. Personne ne se réduit à son corps. Or, l’oubli du principe spirituel qui nous constitue comme personne et sujet de désirs, nous réduit à notre seule corporéité.

Lorsqu’on ne voit plus qu’une personne s’accomplit à partir d’un élan intérieur pour rejoindre et s’unir à l’autre dans sa différence, on laisse au corps – fantasmé - le « soin » de décider ce qu’il doit être. Or, tout corps humain sexué porte en attente (signifiée par sa sexuation masculine ou féminine) une possible union à l’autre sexe, de manière spécifiquement humaine, c’est-à-dire non bestiale et pulsionnelle, mais librement et par amour. Or, c’est précisément cela, que les adeptes de la théorie du genre ne conçoivent plus : que l’homme et la femme puissent se rencontrer et s’unir selon un autre mode que celui de la violence et de la contrainte masculine. N’y a-t-il la tentative d’éliminer un mal en se bornant à effacer ses signes (la sexuation du corps), mais non sa cause (l’aveuglement spirituel et les maux de l’âme) ? Le corps sexué semble le malheureux bouc-émissaire de nos errances.

Le sexe est un fait biologique et la nature humaine se découvre dans la division sexuée et la communion des personnes. Cela est bon. La spécificité de la nature humaine vient de ce que cette union des sexes différenciés ne se réalise pas selon les principes d’une programmation biologique à laquelle il serait impossible d’échapper, mais au contraire elle se réalise humainement lorsqu’elle est inspirée et portée par l’esprit, c’est-à-dire librement et sans contrainte, lorsque l’amour prend le contrôle et réalise une assomption de l’union comme témoignage visible de l’amour. Cela est bon aussi, et implique une forme de combat spirituel. Les corps n’ont pas qu’une finalité biologique parce qu’ils sont des biologies ; ils sont assumés par des personnes, appelées à s’accomplir librement et à enrichir les corps de la dignité de l’amour. Sur ce chemin, chacun tente d’apporter la réponse qu’il peut donner. Sans une confiance même faible en la capacité humaine de transcender sa biologie, il n’y a plus de spécificité qui distingue l’homme de l’animal, auquel la sexualité est identifiée.

Dans son dernier livre, Claude Habib [2] explore la période « trans » que nous connaissons. Elle se présente comme un refus d’accueillir une nature donnée, et se double de la volonté d’entraîner la société dans sa propre négation du donné premier. A la volonté de sortir de sa condition sexuée doit s’attacher le concours et le secours de toute la société, alors compromise dans une dérive profonde. La survenue de cas rarissimes d’indétermination du sexe de l’enfant, devient l’occasion de contester à la totalité le droit de se recevoir dans une bi-partition de l’humanité.

Toute objection à ces thèses est qualifiée d’atteinte au respect des différences et est dénoncée comme une nouvelle violence faite à ceux qui ne se reconnaissent pas dans la sexuation qui leur est donnée à la naissance. En quelques mots simple, Claude Habib illustre parfaitement le défi que la société doit relever :
« On peut et l’on doit souhaiter des accommodements pour tous ceux qui naissent en dehors de la norme : non seulement les gauchers ne doivent pas être contrariés, mais dans tous les cas où l’asymétrie physique joue un rôle, il faut prévoir une adaptation - et donc fabriquer des ciseaux pour gauchers, des sécateurs, des couverts à poisson… En revanche si un individu mal latéralisé proposait d’abolir la droite et la gauche sous prétexte que ces catégories n’ont pas de sens pour lui, et que leur pseudo-existence finit par le vexer, on aurait tort de le lui concéder ; de même si un sourd voulait supprimer la musique. La règle est de tout faire pour faciliter la vie des minoritaires, jusqu’au point où ils contestent la légitimité de la vie commune, qu’ils en font la cible de leurs critiques parce qu’ils y voient la source de leurs difficultés. Ce qui rend la vie difficile ou douloureuse, ce n’est pas une croyance - en la binarité, en la latéralisation, en l’existence d’un monde sonore ou coloré. Il ne s’agit pas là de croyances arbitraires qu’on pourrait à volonté remplacer par d’autres. Céder sur ce point, que ce soit par politesse ou par conviction, est un dévoiement du libéralisme. »

Ce libertarisme entend imposer à la société l’obtention de droits, donc d’un arsenal législatif, permettant à tout un chacun de répondre à ses propres désirs. Ceux-ci auront une incidence sur le corps de la personne, mais aussi sur le corps social puisqu’il sera requis de ne plus admettre de signe visible distinguant deux sexes (masculin et féminin). La différenciation sera désormais considérée comme factice et dangereuse. La neutralisation de la sexuation des corps devrait, selon certains adeptes de ces théories, s’imposer dans le corpus législatif et dans les programmes scolaires.

Le rejet des genres masculin et féminin peut s’entendre légitimement comme un refus d’être réduit à la seule dimension sexuée de notre corps. Mais ce n’est pas en niant l’évidence biologique et les invariants d’une nature donnée, que l’on parvient à ce dépassement. C’est en réalisant ce qu’appelle une bonne intelligence du corps : la relation. Il revient désormais à la société de faire l’effort pour elle-même, de rendre compte de la signification de la différenciation sexuelle, à la fois dans son exigence biologique, et surtout dans sa signification symbolique permettant d’ouvrir un chemin d’accomplissement des personnes.

Tout être humain est un être en devenir, mais son accomplissement personnel relève de sa vie spirituelle et pas seulement corporelle. Ce sont les puissances de l’âme qu’il s’agit de faire croitre et non les déterminants sexués du corps qu’il s’agit d’effacer. Le courant « trans » est révélateur des difficultés du chemin d’accomplissement. Des transformations seulement physiques ou biologiques ne peuvent être une réponse suffisante à une question qui est aussi psychologique. L’accompagnement respectueux de la singularité de toute personne et l’écoute bienveillante des troubles vécus sont nécessaire à tous les stades du chemin vers un mieux être.

L’Eglise est elle-même en chemin. Elle se doit d’offrir, à travers tous ceux qui ont une mission d’éducation, une parole bienveillante pour chaque personne quelle que soit sa situation. Il est de sa responsabilité d’entendre dans une demande de transition d’un genre à l’autre, une souffrance (à comprendre), et plus encore, dans la tentative d’effacement du genre, une volonté d’échapper à la condition sexuée.

Cette tentative d’effacement de la sexuation que nous voyons apparaitre, inflige une sorte de disqualification des relations : la personne ne serait ni destinée à une rencontre, ni attendue par une personne de l’autre sexe. Ce serait ainsi l’isolement dans une solitude que l’a-sexuation imposerait. Le corps devient une fois encore le témoin (ou martyr) des errances de la pensée et du malaise de l’âme.

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