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Penser l’éthique numérique

L’économiste Daniel Cohen publie "Homo numericus : la civilisation qui vient" (éditions Albin Michel, 2022). Le directeur du département d’économie de l’École Normale Supérieure et Président de l’Ecole d’Economie de Paris, se demande quelle société va naître de la révolution numérique en cours. Il alerte sur le grave danger que font courir les nouvelles technologies. Qu’est-ce que la gravité en la matière ? La crise climatique, la guerre en Ukraine et leurs terribles conséquences humaines et économiques rendent ce danger moins perceptible. D’autant que la diffusion massive des technologies a déjà fait de la majorité des utilisateurs des complices inconscients de ce danger. C’est-à-dire ?
La révolution numérique marque bien plus qu’une époque de changements. Elle signifie un vrai changement d’époque. Elle transforme absolument tous les secteurs de la société : l’information et la communication, les modes de production, les modes de mobilités et plus encore les interactions sociales. Du recrutement des entreprises aux relations affectives, tout passe par le prisme de nos écrans.
Daniel Cohen soulignait sur France Culture [1], que les nouveaux moyens d’information et de communication ont « pour conséquence l’émergence d’un entre soi » et d’un « autre soi ». Ils permettent de s’inventer une autre vie que la sienne sur les réseaux, d’élargir son spectre social au-delà de la vie réelle. En sortant de l’espace réel, les technologies offrent un monde virtuel, des espaces virtuels pour des identités artificielles.
En définitive, la technologie numérique sert avant tout une éthique de « je ». Elle est un outil au bénéfice des individus aux dépens du collectif. Elle ne sait ni ne peut exprimer une éthique du « nous ». En effet pour pouvoir dire « nous », il faut appartenir à l’espèce humaine. La machine, c’est-à-dire les algorithmes n’ont pas accès à un sens d’un collectif. Le délitement social n’est pas sans lien avec les effets des chambres d’écho ou chacun s’enferme dans ses croyances. Dès 1998, Paul Virilio avait intitulé l’un de ses ouvrages « La Bombe informatique ». Il voyait dans la dérégulation systématique de l’information, une bombe à fragmentation sociale. Il ne se trompait pas. Les technologies numériques permettent de viser un bien à la première personne. L’objectif est l’amélioration du bénéficiaire. L’agent et le destinataire sont la même personne : c’est moi ! Tout concourt à l’intérêt supérieur de l’utilisateur. On objectera que les outils technologiques permettent aussi un altruisme, en servant le bien d’un autre que soi, une éthique du « tu ». Ils permettent en effet de repérer les besoins des autres et d’organiser des réponses efficaces. L’autre s’en trouvera mieux. Songeons ici au développement de toutes les applications au bénéfice d’utilisateurs connaissant des difficultés.
Mais, écrit le Pape François, « dans le monde d’aujourd’hui, les sentiments d’appartenance à la même humanité s’affaiblissent et le rêve de construire ensemble la justice ainsi que la paix semble être une utopie d’un autre temps. Nous voyons comment règne une indifférence commode, froide et globalisée, née d’une profonde déception qui se cache derrière le leurre d’une illusion : croire que nous pouvons être tout-puissants et oublier que nous sommes tous dans le même bateau. Cette désillusion qui fait tourner le dos aux grandes valeurs fraternelles conduit « à une sorte de cynisme. L’isolement et le repli sur soi ou sur ses propres intérêts ne sont jamais la voie à suivre pour redonner l’espérance et opérer un renouvellement, mais c’est la proximité, c’est la culture de la rencontre ». (FT n°30)

Ainsi pour développer une éthique du « nous », pour viser un bien commun et consolider une communauté, il faut se penser membre d’un corps. Il faut vouloir le bien de tous ses membres. Il faut une conscience d’appartenir à une même famille humaine. Pour penser le « nous », il faut être habité par une volonté de justice. Or, cela seul appartient à l’espèce humaine. Les intelligences artificielles aussi élaborées soient-elles ne le pourront en définitive jamais.
Le Pape François l’explique clairement dans sa lettre sur la fraternité et l’amitié, Fratelli tutti, « Les relations virtuelles, qui dispensent de l’effort de cultiver une amitié, une réciprocité stable ou même un consensus se renforçant à la faveur du temps, ne sont sociales qu’en apparence. Elles ne construisent pas vraiment un ‘‘nous’’ mais d’ordinaire dissimulent et amplifient le même individualisme qui se manifeste dans la xénophobie et le mépris des faibles. La connexion numérique ne suffit pas pour construire des ponts, elle ne suffit pas pour unir l’humanité. » (n°43)
Les efforts législatifs à venir en vue d’une meilleure régulation au niveau national et européen, vont reposer sur des principes philosophiques et éthiques dont il faudra défendre le primat face aux enjeux de rentabilité et de sécurité. L’humanité vaut infiniment plus. Seule une éthique de l’humain en sa spécificité permettra à nos sociétés d’éviter l’écueil du mirage d’un monde meilleur parce que numérique.


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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