La laïcité française pensée pour assurer la liberté de conscience et la liberté de culte se trouve aujourd’hui profondément fragilisée par l’univers numérique. Celui‑ci ne connait pas de frontières physiques, il ignore l’espace public, l’école, les associations, les entreprises et même les lieux de culte. Il permet une diffusion illimitée de contenus religieux, allant du discours théologique sérieux aux prêches les plus intégristes, qui atteignent directement les jeunes sans médiation institutionnelle, ni contradiction.
1. Un premier bouleversement vient de la dématérialisation du culte.
Là où les prêches circulaient autrefois dans des réseaux limités et localisés, ils sont aujourd’hui accessibles en continu via plateformes vidéo, réseaux sociaux et messageries chiffrées. Cette circulation échappe largement aux cadres de contrôle qui régissent l’espace public républicain : les prêcheurs peuvent contourner les règles de police des cultes et s’affranchir de l’esprit de la loi de 1905 comme de ses compléments récents, notamment la loi de 2021 « confortant le respect des principes de la République ». Ils peuvent remettre en cause la laïcité et contester directement la légitimité des lois républicaines, des programmes scolaires, de la science et prôner une séparation stricte entre « croyants ». Ils peuvent semer la confusion entre liberté de culte et droit à imposer sa norme religieuse en ligne sans aucun repères juridiques.
Les croyances se vivent désormais à ciel ouvert dans des espaces virtuels poreux, où un message radical peut, en quelques heures, susciter des mobilisations et parfois des violences physiques. La laïcité se confronte donc à des mécanismes sociotechniques très puissants. L’« économie de l’attention » avec des contenus émotionnels et des « bulles de filtre » enferme dans des algorithmes de « surenchère » et portent à la radicalisation de manière structurelle. Le procédé habituel des plateformes est connu et vient polluer l’espace psychique des personnes qui aspirent au départ à la quête de sens et à la paix intérieure.
2. Un deuxième point de fragilisation vient de l’émergence d’un « clergé 2.0 » composé de prophètes autoproclamés et d’« influenceurs religieux ».
Le numérique ne reconnaît pas les autorités religieuses légitimes et instituées par des compétences éprouvées. Il ignore aussi les frontières familiales et sociales, la fragilité du psychisme des adolescents en quête de repères identitaires, d’appartenance à une communauté, en quête de récits. En somme, il supplante les médiations parentales, scolaires et institutionnelles. Il s’institue comme instance d’interprétation et de moralisation avec des discours parfois rigoristes et des promesses douteuses. Le numérique offre un sentiment de proximité sinon d’intimité avec des agents conversationnels qui deviennent des agents recruteurs du culte. Sans ancrage dans les institutions reconnues, ces agents numériques s’adressent directement aux jeunes publics, souvent en crise de repères, avec des discours simplistes et polarisants. Les algorithmes de recommandation renforcent ce phénomène : plus un contenu est clivant, plus il génère d’engagement, et plus il est mis en avant, créant des bulles cognitives où les prêches extrémistes prospèrent sans contradiction. À cela s’ajoute le versant de la financiarisation : cagnottes en ligne et dons dématérialisés offrent à ces prêcheurs parallèles des ressources quasi illimitées, hors de tout contrôle des autorités religieuses et publiques.
Comment contenir la radicalisation numérique du religieux ?
En premier lieu, la réponse est technique avec une meilleure régulation et une plus grande responsabilité des plateformes. Pour que la régulation ne paraisse ni naïve, ni liberticide, il faut distinguer ce qui relève du pénal (incitation à la haine, apologie du terrorisme, menaces explicites) ; de ce qui relève du régulatoire (transparence des algorithmes, obligation d’audit indépendant, étiquetage des contenus religieux/idéologiques fortement viralisés) ; il faut encore distinguer ce qui relève de l’autorégulation encadrée (chartes signées par les plateformes, objectifs chiffrés de réduction de la portée des contenus problématiques).
Il faudra imposer des obligations de transparence des algorithmes de recommandation pour les contenus religieux et idéologiques, et renforcer les dispositifs de signalement et de déréférencement rapide des contenus appelant explicitement à la haine, à la violence ou à la rupture avec les lois de la République, en articulation avec la loi sur le séparatisme. En outre, il faut exiger une traçabilité minimale des flux financiers liés à des activités cultuelles ou para‑cultuelles.
Ensuite, il faudra un renforcement de l’éducation laïque au numérique. Il s’agit d’intégrer dans l’enseignement moral et civique une éducation critique aux contenus religieux en ligne : apprendre à identifier un discours intégriste, distinguer une argumentation théologique, d’une simple opinion ou propagande. Il sera nécessaire de former les enseignants et les éducateurs à décrypter les mécanismes des bulles de filtre, de l’économie de l’attention et des logiques de radicalisation algorithmiques, pour pouvoir accompagner les jeunes dans leurs pratiques numériques. L’implication de médiateurs numériques, de chercheurs, et de représentants religieux habitués au dialogue « interreligieux » montrera que l’école ne se contente pas de « mettre en garde », mais elle entraîne à l’analyse critique.
Le soutien aux acteurs religieux est compatible avec la laïcité française, notamment lorsqu’il s’agit d’encourager les institutions religieuses reconnues à investir à leur tour l’espace numérique avec des contenus pédagogiques, contextualisés, qui s’accordent avec les principes républicains, afin de ne pas laisser le champ libre aux entrepreneurs de radicalité. En ce sens, il s’agit de développer des partenariats entre pouvoirs publics, chercheurs et responsables religieux pour suivre les dynamiques de discours en ligne et identifier les signaux faibles de radicalisation.
Dans tous les cas, les effets du numérique dépassent le seul domaine religieux et touchent tous les secteurs de la société dont les sciences, l’économie et la politique. Le numérique crée un environnement informationnel fragmenté, qui doit trouver dans la réaffirmation du principe de laïcité, la limite protectrice des libertés qu’il ne pourra pas dissoudre.
La protection de la laïcité, comme espace républicain de liberté, passe par la réaffirmation de la laïcité comme cadre politique commun. Elle implique d’actualiser les outils juridiques et réglementaires pour tenir compte de la territorialité « sans frontières » du numérique, tout en évitant la censure généralisée. Il est nécessaire d’expliquer, dans le débat public, que la laïcité ne vise pas à éradiquer le religieux mais à garantir que sa visibilité, y compris en ligne, ne se transforme ni en emprise communautaire ni en vecteur de violence. L’univers numérique ne doit pas saper la laïcité, même s’il élargit le terrain sur lequel elle doit être défendue : allant du contrôle des lieux et des institutions jusqu’à la régulation des flux informationnels.





