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Quand le règne des images façonne la raison

Quand le règne des images façonne la raison

Nous vivons immergés dans un flux permanent d’images. Il est important me semble-t-il d’en comprendre les effets. Les technologies de l’information et de la communication façonnent progressivement un nouveau profil d’humanité : celui de l’homme rivé au présent. En passant en moyenne près de 4h40 par jour devant des écrans, l’homme contemporain absorbe une masse considérable d’images. Or, qu’il s’agisse de télévision ou d’Internet, l’image n’existe presque toujours que dans l’instant : elle se donne au présent [1]. C’est là un effet souvent méconnu de la généralisation des écrans dans tous les espaces de notre vie quotidienne. Les technologies modèlent en profondeur nos manières de percevoir le monde, et, ce faisant, elles structurent nos relations sociales. Elles constituent de véritables matrices culturelles.

Ainsi, l’écriture alphabétique, fondée sur l’enchaînement linéaire d’unités homogènes — lettres, mots, phrases — a façonné l’émergence de la rationalité analytique propre à l’Occident.
Après l’ère de l’oralité, l’écriture s’est imposée comme médium dominant. Avec elle, la lecture a rendu possible la réflexion personnelle et favorisé l’émergence de l’homme rationnel ainsi que des systèmes symboliques de représentation du monde. Le contact avec un livre réel, durant la lecture, mobilise des informations sensorielles et gestuelles particulièrement riches.
Chaque époque voit sa culture structurée par un médium principal : à un type de dispositif technique correspond un certain mode de pensée. Toute technologie porte en elle une vision du monde. Régis Debray l’a formulé en disant : « un médium n’est pas seulement un canal, il est une matrice ; les médias pensent », dit-il, « et la pensée du médium dominant devient la pensée dominante de l’époque. » Dès lors, une question décisive se pose : quel nouveau type de rationalité les technologies de l’intelligence artificielle sont-elles en train de faire naître ?

L’image vidéo donne l’impression d’une présence immédiate, d’une émotion « en direct ». À la télévision, la figure du présentateur se présente comme l’incarnation même du réel, l’événement tel qu’il advient.
Avec la domination des médias fondés sur l’image, et aujourd’hui l’image articifielle, une nouvelle forme de rationalité s’impose : celle de l’instantanéité. Régis Debray rappelle que l’image possède quatre caractéristiques majeures qui la distinguent du texte : elle ne porte pas en elle les marqueurs du texte et n’a pas donc pas la même richesse, ni le même pouvoir que l’écriture. L’image ne possède pas le pouvoir :

• de la négation,
• de la nuance,
• de l’universel,
• ni du temps.

Considérons à présent chacun de ces aspects.
L’image analogique ne peut exprimer ni la négation ni la contradiction. Elle est incapable de représenter ce qui dépasse le réel immédiatement donné, par exemple ce qui relève du possible ou de l’hypothétique. Toujours pleine et affirmative, l’image propose, par une succession de figurations positives, un monde plein et clos sur lui-même. Cette limite de l’image contribue à former des individus centrés sur les satisfactions immédiates, attentifs principalement à ce qui les entoure et préoccupés de leur propre apparence. C’est la tyrannie de la visibilité. Sans les marqueurs de la négation et de l’opposition, toute image tend alors à s’imposer comme vérité.

L’image ne possède pas les nuances du langage : elle ignore la disjonction (ceci ou cela), l’hypothèse, la subordination, la causalité ou la contradiction. Elle peut montrer les protagonistes d’une négociation, mais non le processus intime qui s’y joue. Elle juxtapose des éléments sur un seul plan de réalité. Comme le souligne Régis Debray, « la pensée par l’image n’est pas illogique, mais alogique ». Cette incapacité de l’image à exprimer la nuance façonne des esprits privés de véritable discernement, crédules, dociles, passifs, manquant d’exigence et de rigueur critique. Soumis au pouvoir des images, le monde politique a perdu de sa finesse d’expression. La politique se vit sous le mode binaire, sans nuance, sans profondeur de vue.

L’image ignore également la dimension de l’universel et ne montre que le particulier. Le journal de 20h ne donne pas à voir l’Église, la Bretagne ou l’Éducation nationale, mais tel évêque concret, tel Breton précis ou tel enseignant singulier. Cette absence d’universel oriente les individus vers les seules situations particulières. Les grandes références communes comme la vérité, la justice ou la nation s’effacent au profit de la logique du cas : « si cela lui convient, si cela lui fait du bien… ». Le particulier finit par supplanter le commun. L’image nourrit l’individualisme. La citoyenneté s’affaiblit devant la montée des identités particulières et des appartenances de groupe. On voit alors se former des esprits privés de repères symboliques et d’enracinement, attirés par l’accomplissement individuel plus que par l’effort partagé et la recherche du bien commun.

Enfin, contrairement au langage qui possède des outils pour exprimer la durée, l’image a du mal à inscrire les événements dans le temps. Sans commentaire extérieur, elle ne peut rendre ni le passé composé ni le futur antérieur, à moins d’une voix-off. Elle se contente de juxtaposer des instants jugés équivalents. Cette logique du présent continu forme des individus centrés sur l’immédiat, attachés au tangible, mais privés de mémoire et de profondeur intérieure devant les événements. Ce sont des personnes qui peinent à honorer la parole donnée, et qui désirent tout, immédiatement.

Enfin avec l’image, l’émotion prend le pas sur l’exercice de la raison critique : il devient plus facile de toucher et d’influencer en s’adressant aux émotions plutôt qu’à l’intelligence. Or, la dimension spirituelle de l’être humain réside justement dans sa capacité à comprendre, à mettre en mots l’univers qui l’entoure et les événements qui s’y déploient. Face au flux continu d’images consommées passivement, la lecture et l’écriture, qui exigent attention et effort, sont délaissées. La pensée séquentielle régresse au profit d’une intelligence essentiellement affective.
Le pape Léon XIV à l’occasion de la 7e conférence nationale sur les dépendances à Rome les 7 et 8 novembre 2025 [2], s’est inquiété de la présence quasiment constante de jeunes sur les plateformes numériques. Selon lui, l’utilisation croissante d’internet devient l’objet de la dépendance, devient « une obsession conditionnant le comportement et la vie quotidienne. »

La révolution numérique transforme en profondeur les conditions mêmes de la pensée. Elle n’est pas neutre : elle façonne les formes de la rationalité, modifie notre rapport à la vérité, à l’autre, et au temps. Il devient donc urgent de mesurer l’impact de ces technologies sur la culture et sur l’esprit humain pour que notre époque ne soit pas submergée d’informations, engloutie sous le déluge des images et dépourvue de sens.

Pour répondre aux défis que pose le monde des images le Pape Léon encourage à « promouvoir une culture de la solidarité et de la subsidiarité ; une culture qui s’oppose à l’égoïsme ainsi qu’à la logique utilitariste et économique, mais qui se tourne vers l’autre, à son écoute, dans un chemin de rencontre et de relation avec nos semblables, surtout lorsqu’ils sont les plus vulnérables et fragiles ».

Notes :

[1On lira à ce sujet les travaux de Renaud Laby, Institut Catholique de Paris (ICP), École Pratique des Hautes Études (EPHE) Paris Sciences et Lettres (PSL), Vers quelle rationalité à l’ère numérique ? Lumen Vitae, 2019, pages 211 à 224


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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