Entretien avec le père Laurent Stalla-Bourdillon
Propos recueillis par JG
Depuis vingt ou trente ans, on a parlé de « nouvelle évangélisation », de « génération Jean-Paul II », comme d’un renouveau ecclésial, notamment en France : était-ce une illusion ?
De l’aveu même de l’actuel président de la Conférence des évêques de France, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, dans une conférence intitulée « Pour un renouvellement missionnaire », le 3 janvier aux Missions Étrangères de Paris, cette espérance a été déçue. Je le cite : « Dans les années Jean-Paul II, on a eu le sentiment que nous allions connaître un renouveau de la vie chrétienne, que nous allions surmonter les difficultés des années d’après le Concile Vatican II, et que la beauté de la foi et de la vie chrétienne allait briller de nouveau. Or, cela ne s’est pas passé ainsi. Toutes ces promesses n’ont pas été entièrement tenues. Tous ces espoirs n’ont pas porté tous leurs fruits. Concomitamment au Concile Vatican II il s’est produit une très profonde mutation dans nos sociétés. Alors que jusqu’en 1965, les sociétés (et les religions en elles) étaient fondées sur une morale du devoir, depuis les années 1960, les sociétés ont troqué le devoir pour le bien-être. Les êtres humains se sont habitués à agir en vue d’un épanouissement personnel. » Ce fut un bouleversement très profond dont nous n’avons plus idée aujourd’hui. La société de consommation a éclipsé la consolation qu’offrait la foi en Jésus, dont la miséricorde reste définitivement le seul remède face au mal et à la mort.
Pourquoi l’Église semble-t-elle ne plus avoir sa place ici-bas ?
Nos sociétés modernes ont conçu une forme d’aversion pour le christianisme, car il n’a pas été à la hauteur de son message. Par conséquent, l’État s’est emparé des prérogatives qui étaient celles de l’Église (éducation, santé, social). Il a troqué ses prérogatives régaliennes et paternelles d’ordre et de sécurité pour celles maternelles de la société civile qui éduque, soigne et soutient. Il croit pouvoir faire vivre l’idéal républicain par la loi, alors que Liberté, Egalité, Fraternité sont les fruits de la gratuité et de la grâce. L’Église reste indispensable à l’équilibre de la vie sociale, même si sa situation est inconfortable dans un régime où le contrôle devient permanent. La soif spirituelle reste là, c’est criant.
C’est comme si l’on assistait à un délitement général des toutes les institutions, notamment sous les coups de la mondialisation et de la numérisation du monde.
L’Église en tant qu’institution n’échappe pas aux bouleversements qui mettent en difficulté les institutions et les contraint à s’adapter ou à mourir. Nous sommes dans un temps historique où les organisations se repensent sous l’effet du courant très puissant de la révolution digitale. Un monde nouveau est né de l’accélération des techniques d’optiques (l’image en temps réel du direct) et un nouveau se prépare avec l’intelligence artificielle (algorithmes). La révolution digitale va obliger à revisiter radicalement nos schémas mentaux. Songez à la manière dont les technologies du numérique sont en train de dissoudre les frontières des diocèses. Un évêque peut être lu partout d’un bout à l’autre de la France, et un fidèle peut s’informer auprès de tant de sources, bien au-delà de son évêque. Allez expliquer l’autorité du magistère de la parole épiscopale dans un tel contexte ! L’Église ne doit pas avoir peur de se remettre en cause, sur sa propre systémique de gouvernance. La foi des jeunes est le don que le Seigneur lui fait pour aborder cette période.
La question décisive me semble : « jusqu’où croyons-nous que la pensée théologique s’exprime avec force dans le concret de la réalisation sociale ? » Dans l’histoire, l’Église a été un moteur d’innovation et a été la matrice de modes d’existences sociales, des milieux de vie, tissu social (monastère, village, maillage des territoires, santé, éducation …) Quel est le modèle civilisationnel que nous voulons développer ? Dans ce renversement civilisationnel, je pense que l’Église doit accompagner le passage de la consommation à la contemplation.
Nombre de Français catholiques se plaignent du silence d’une institution qui serait comme sortie de l’histoire nationale : est-ce un bien que ce devenir minoritaire, ou au contraire faut-il réagir ?
Cette question nous mène à celle de la laïcité. En remarquant que les Églises ne s’étaient pas faites entendre pendant la crise sanitaire, sauf pour réclamer la possibilité de cérémonies religieuses, on a interprété ce silence comme révélateur de la profonde sécularisation d’une société française dans laquelle l’Église catholique n’agit plus que comme un groupe de pression, autrement dit comme groupe minoritaire. Une question se pose alors : l’Église de France est-elle à ce point imprégnée de laïcité qu’elle en perde sa capacité d’expression ? Il est probable qu’elle ait intériorisé la laïcité à un tel degré qu’elle ne s’autorise que très rarement à entrer dans le débat public. Chacun pressent qu’il est difficile de maintenir l’attitude de réserve à l’égard du pouvoir politique par laquelle l’Église a cru devoir traduire son allégeance à la laïcité politique républicaine quand ce pouvoir est mû dans son action, directement, par les ressorts et les concepts de la laïcité idéologique. Il y aurait matière à une prise de parole de l’Église de France sur tous les sujets que la pandémie remue : la confiance dans l’autorité, le statut de la parole scientifique, le retour de la mort, le sens de la revendication de la liberté religieuse et la clarification du faux débat entre loi divine et loi de la République.
Se développe une sorte de « catholicisme identitaire » : ne court-on pas le risque d’oublier la foi pour des marqueurs sociaux ?
C’est un vrai défi. D’autant que le contexte politique fait primer le rapport de force sur la confrontation des idées. Le vrai marqueur doit rester l’expression sereine de sa foi. Quand l’être humain ne parvient plus à s’inscrire dans le temps long de l’histoire, dans une filiation charnelle crédible sur quelques générations au moins, il ne reçoit plus son identité essentielle, il se trouve contraint de s’en inventer une à partir de déterminants particuliers, de critères secondaires. C’est toute la problématique de la « cancel culture » et de la réduction de la personne à ses critères de genre, de couleur de peau, de statut de victime… Il ne faudrait pas que les Français de confession catholique adoptent le réflexe identitaire et victimaire, même s’il est tentant. Le trésor du catholicisme, c’est la conscience de la nature spirituelle de l’être humain, révélée en Jésus, et de sa vocation à la vie divine. Le vrai levier du pouvoir est l’eschatologie, la conscience du devenir des morts. C’est un terrible impensé qui explique l’effondrement civilisationnel.
Par ailleurs, j’observe avec curiosité la manière dont un catholicisme médiatique, à tonalité culturelle, éducative et religieuse entre en piste en particulier sur CNews. La chaîne fait la promotion d’un catholicisme identitaire et culturel, rempart à la place croissante de l’islam et à la dégénérescence du gauchisme libertaire. CNews fait sauter le bâillon, et entend restaurer la visibilité d’un catholicisme de combat, utilisant la visibilité médiatique comme réponse à l’insécurité culturelle croissante. CNews entend catalyser les mécontentements, métaboliser les interdits d’hier en légitime liberté retrouvée, et susciter un vote contestataire… Il ne faut cependant pas être dupe : une victoire politique se remporte dans les têtes avant de se confirmer dans les urnes.