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La force politique du numérique

La force politique la plus puissante du siècle dernier, celle qui a entraîné le plus de transformations dans la vie des sociétés et des individus, fut la science. La science dans ses applications médicales, économiques et aussi techniques. La science fut, pour le meilleur et pour le pire, l’agent de transformation du monde. Nous essayons encore aujourd’hui – les COP sur le climat en sont le signe – de rattraper les effets sur l’environnement du paradigme technocratique qui a dicté le tempo des désirs de croître, de maîtriser, de posséder sans borne. C’était l’ère où se vérifiait la célèbre phrase prophétique de Rabelais (1494-1553) : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’âme vit et goûte la transcendance à condition de saisir les limites du monde. Elle découvre l’infini qui la constitue à raison du monde fini qui s’offre à son observation. En ayant abusé des trésors de la science pour infliger au monde fini ses désirs d’infini, l’âme s’est non seulement ruinée dans ses propres élans vers l’invisible, mais elle a dévasté le monde créé, incapable d’en discerner l’auteur et son message.

« La science comme force politique d’hier est en train de se faire digérer par la nouvelle puissance du monde numérique »

Nous dirons que la Providence veille puisqu’en dépit de son incapacité à réfréner ses désirs et à s’imposer des limites, et pour que l’humanité ne meure pas complètement sous l’effet de ses pantagruéliques conquêtes, la voici soudain face à une nouvelle force dans le développement politique du monde. Un monstre inattendu sorti des entrailles de la science elle-même : le numérique. La science comme force politique d’hier est en train de se faire digérer par la nouvelle puissance du monde numérique. La puissance politique du numérique nous apparaît avec une violence qui laisse interdit, bouche bée ! Cette nouvelle puissance vient nous couper le souffle, au sens propre comme au sens figuré. La voix digitale se répand dans le monde, elle habite les espaces d’interlocutions humaines et les contamine peu à peu. Qui parle ? Des machines se sont invitées dans les débats. La pensée malade des hommes est chahutée par les calculs des machines. Le numérique est un prodige né d’une humanité qui se cherche en cherchant à répliquer un monde, un autre monde, un monde meilleur où une fois encore, il n’y aura pas de limites à nos désirs. Le pouvoir politique du numérique est en train de s’étendre à tous les champs de la vie sociale et des individus : dans le domaine médical, éducatif, économique, scientifique et bien entendu militaire. L’humanité semble repartie pour un nouveau tour de manège, tant l’hubris des hommes leur tourne la tête comme un manège qui jamais ne s’arrête.

Il est clair que le monde numérique est en train non seulement de révolutionner les sociétés, mais aussi de témoigner à l’humanité de ce qu’elle devrait absolument se réapproprier et préserver et que l’univers numérique ne possède pas : la pensée ! La pensée est ce par quoi l’humanité entre vraiment en humanité. La pensée est l’infalsifiable privilège du genre humain. La pensée est toujours, si l’on y songe, l’effet d’une inspiration. L’inspiration de l’esprit est la déclinaison au plan psychique de l’inspiration au plan organique permettant la respiration. Nous avons autant besoin de souffle pour respirer que de souffle pour penser. C’est ce que l’on appelle la dimension « pneumatique » de la vie de l’esprit. En grec, le mot « pneuma » signifie l’air et le souffle. Or l’humanité s’essouffle dans ses conquêtes. Elle ne pense plus au sens des réalités. Que doit-elle vraiment conquérir ? Qu’y a-t-il d’essentiel ? Elle doit conquérir avant tout sa propre capacité à penser, à concevoir le sens des choses et du monde. Elle doit concevoir et rejoindre la vérité du monde. L’être humain est mis au monde par ses parents, mais il se met lui-même au monde par la pensée. C’est au moyen de la pensée humaine que le monde, ses limites et ses richesses prennent sens pour permettre à chacun de s’humaniser. En signe de gratitude envers Rabelais et sans crainte de m’inspirer de lui, il faut reconnaître que le monde numérique, comme la science naissante d’hier, nous rappelle que « numérique sans pneumatique n’est que ruine de la pensée ». Nul ne sait à ce stade ce que seront demain les développements du monde numérique et ses effets politiques sur nos organisations humaines. Mais une chose est certaine : il n’y a pas d’air dans le métavers et l’avatar numérique ne respire pas. La voix digitale ne procède d’aucun souffle. Or, c’est par le souffle, par l’insufflation divine, que l’homme fut rendu « âme vivante ». Là encore, ces technologies issues du génie humain, le fruit de nos mains, nous annoncent autant qu’elles nous alertent sur cette vitale respiration pour l’humanité qu’est l’inspiration, c’est-à-dire l’aptitude à penser.

« L’humanité pourra bien s’émanciper du monde réel, elle ne pourra déroger à ce qui fait que l’homme est homme : le verbe »

L’humanité pourra bien s’émanciper du monde réel vers l’interstellaire ou vers le métavers, elle ne pourra déroger à ce qui, en elle, fait que l’homme est homme : le verbe. Le « verbe oublié » représente le risque majeur des sociétés modernes anesthésiées par des politiques captives des techniques. Réveiller le « verbe endormi », soigner le « verbe endolori » et renaître à l’humble joie poétique que le monstre numérique ne connaît pas, tel est le chemin sur lequel nous devons nous engager et nous soutenir. Cet effort de pensée se devrait d’être une cause majeure du siècle engagé pour résister aux aliénations éthiques et politiques qui pointent le bout du museau. C’est bien à un effort de logique que j’appelle. C’est elle, la logique infalsifiable, la belle oubliée, qui demeure insensible aux mirages scientifiques ou numériques. C’est elle qui nous garde de nos égarements. C’est elle enfin qui rayonne en toute personne, riche de ce logos par lequel la vie et la vérité se préservent mutuellement …


Père Laurent Stalla-Bourdillon

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